Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 8, 1855.djvu/295

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
291
CONSUELO.

pas aussi versées dans le latin d’église que les dévots pragois, elles s’imaginaient sans doute écouter un cantique à la louange de François de Lorraine, l’époux de Marie-Thérèse.

En recueillant ces chants naïfs au clair de la lune, dans un des sites les plus poétiques du monde, Consuelo se sentit pénétrée de mélancolie. Son voyage avait été heureux et enjoué jusque là ; et, par une réaction assez naturelle, elle tomba tout d’un coup dans la tristesse. Le postillon, qui rajustait son équipage avec une lenteur germanique, ne cessait de répéter à chaque exclamation de mécontentement : « Voilà un mauvais présage ! » si bien que l’imagination de Consuelo finit par s’en ressentir. Toute émotion pénible, toute rêverie prolongée ramenait en elle le souvenir d’Albert. Elle se rappela en cet instant qu’Albert, entendant un soir la chanoinesse invoquer tout haut, dans sa prière, saint Népomuck le gardien de la bonne réputation, lui avait dit : « C’est fort bien pour vous, ma tante, qui avez pris la précaution d’assurer la vôtre par une vie exemplaire ; mais j’ai vu souvent des âmes souillées de vices appeler à leur aide les miracles de ce saint, afin de pouvoir mieux cacher aux hommes leurs secrètes iniquités. C’est ainsi que vos pratiques dévotes servent aussi souvent de manteau à l’hypocrisie grossière que de secours à l’innocence. » En cet instant, Consuelo s’imagina entendre la voix d’Albert résonner à son oreille dans la brise du soir et dans l’onde sinistre de la Moldaw. Elle se demanda ce qu’il penserait d’elle, lui qui la croyait déjà pervertie peut-être, s’il la voyait prosternée devant cette image catholique ; et elle se relevait comme effrayée, lorsque le Porpora lui dit :

« Allons, remontons en voiture, tout est réparé.

Elle le suivit et s’apprêtait à entrer dans la voiture, lorsqu’un cavalier, lourdement monté sur un cheval plus lourd encore, s’arrêta court, mit pied à terre et s’approcha d’elle pour la regarder avec une curiosité tranquille qui lui parut fort impertinente.

« Que faites-vous là, Monsieur ? dit le Porpora en le repoussant ; on ne regarde pas les dames de si près. Ce peut être l’usage à Prague, mais je ne suis pas disposé à m’y soumettre. »

Le gros homme sortit le menton de ses fourrures ; et, tenant toujours son cheval par la bride, il répondit au Porpora en bohémien, sans s’apercevoir que celui-ci ne le comprenait pas du tout ; mais Consuelo, frappée de la voix de ce personnage, et se penchant pour regarder ses traits au clair de la lune, s’écria, en passant entre lui et le Porpora : « Est-ce donc vous, monsieur le baron de Rudolstadt ?

— Oui, c’est moi, Signora ! répondit le baron Frédéric ; c’est moi, le frère de Christian, l’oncle d’Albert ; oh ! c’est bien moi. Et c’est bien vous aussi ! » ajouta-t-il en poussant un profond soupir.

Consuelo fut frappée de son air triste et de la froideur de son accueil. Lui qui s’était toujours piqué avec elle d’une galanterie chevaleresque, il ne lui baisa pas la main, il ne songea même pas à toucher son bonnet fourré pour la saluer ; il se contenta de répéter en la regardant d’un air consterné, pour ne pas dire hébété : « C’est bien vous ! en vérité, c’est vous ! »

— Donnez-moi des nouvelles de Riesenburg, dit Consuelo avec agitation.

— Je vous en donnerai, Signora ! Il me tarde de vous en donner.

— Eh bien ! monsieur le baron, dites ; parlez-moi du comte Christian, de madame la chanoinesse et de…

— Oh oui ! je vous en parlerai, répondit Frédéric, qui était de plus en plus stupéfait et comme abruti.

— Et le comte Albert ? reprit Consuelo, effrayée de sa contenance et de sa physionomie.

— Oui, oui ! Albert, hélas ! oui ! répondit le baron, je veux vous en parler. »

Mais il n’en parla point ; et à travers toutes les questions de la jeune fille, il resta presque aussi muet et immobile que la statue de Népomuck.

Le Porpora commençait à s’impatienter : il avait froid ; il lui tardait d’arriver à un bon gîte. En outre, cette rencontre, qui pouvait faire une grande impression sur Consuelo, le contrariait passablement.

— Monsieur le baron, lui dit-il, nous aurons l’honneur d’aller demain vous présenter nos devoirs ; mais souffrez que maintenant nous allions souper et nous réchauffer… Nous avons plus besoin de cela que de compliments, ajouta-t-il entre ses dents, en sautant dans la voiture, où il venait de pousser Consuelo, bon gré mal gré.

— Mais, mon ami, dit celle-ci avec anxiété, laissez-moi m’informer…

— Laissez-moi tranquille, répondit-il brusquement. Cet homme est idiot, s’il n’est pas ivre-mort ; et nous passerions bien la nuit sur le pont sans qu’il pût accoucher d’une parole de bon sens. »

Consuelo était en proie à une affreuse inquiétude :

« Vous êtes impitoyable, lui dit-elle tandis que la voiture franchissait le pont et entrait dans l’ancienne ville. Un instant de plus, et j’allais apprendre ce qui m’intéresse plus que tout au monde…

— Ouais ! en sommes-nous encore là ? dit le maestro avec humeur. Cet Albert te trottera-t-il éternellement dans la cervelle ? Tu aurais eu là une jolie famille, bien enjouée, bien élevée, à en juger par ce gros butor, qui a son bonnet cacheté sur sa tête, apparemment ! car il ne t’a pas fait la grâce de le soulever en te voyant.

— C’est une famille dont vous pensiez naguère tant de bien, que vous m’y avez jetée comme dans un port de salut, en me recommandant d’être tout respect, tout amour pour ceux qui la composent.

— Quant au dernier point, tu m’as trop bien obéi, à ce que je vois. »

Consuelo allait répliquer ; mais elle se calma en voyant le baron à cheval, déterminé, en apparence, à suivre la voiture ; et lorsqu’elle en descendit, elle trouva le vieux seigneur à la portière, lui offrant la main, et lui faisant avec politesse les honneurs de sa maison ; car c’était chez lui et non à l’auberge qu’il avait donné ordre au postillon de la conduire. Le Porpora voulut en vain refuser son hospitalité : il insista, et Consuelo, qui brûlait d’éclaircir ses tristes appréhensions, se hâta d’accepter et d’entrer avec lui dans la salle, où un grand feu et un bon souper les attendaient.

« Vous voyez, Signora, dit le baron en lui faisant remarquer trois couverts, je comptais sur vous.

— Cela m’étonne beaucoup, répondit Consuelo ; nous n’avons annoncé ici notre arrivée à personne, et nous comptions même, il y a deux jours, n’y arriver qu’après-demain.

— Tout cela ne vous étonne pas plus que moi, dit le baron d’un air abattu.

— Mais la baronne Amélie ? demanda Consuelo, honteuse de n’avoir pas encore songé à son ancienne élève. »

Un nuage couvrit le front du baron de Rudolstadt : son teint vermeil, violacé par le froid, devint tout à coup si blême, que Consuelo en fut épouvantée ; mais il répondit avec une sorte de calme :

« Ma fille est en Saxe, chez une de nos parentes. Elle aura bien du regret de ne pas vous avoir vue.

— Et les autres personnes de votre famille, monsieur le baron, reprit Consuelo, ne puis-je savoir…

— Oui, vous saurez tout, répondit Frédéric, vous saurez tout. Mangez, signora ; vous devez en avoir besoin.

— Je ne puis manger si vous ne me tirez d’inquiétude. Monsieur le baron, au nom du ciel, n’avez-vous pas à déplorer la perte d’aucun des vôtres ?

— Personne n’est mort, » répondit le baron d’un ton aussi lugubre que s’il eût annoncé l’extinction de sa famille entière.

Et il se mit à découper les viandes avec une lenteur aussi solennelle qu’il le faisait à Riesenburg. Consuelo n’eut plus le courage de le questionner. Le souper lui parut mortellement long. Le Porpora, qui était moins inquiet qu’affamé, s’efforça de causer avec son hôte. Celui-ci s’efforça, de son côté, de lui répondre obligeamment, et même de l’interroger sur ses affaires et ses