Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 8, 1855.djvu/296

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
292
CONSUELO.

projets ; mais cette liberté d’esprit était évidemment au-dessus de ses forces. Il ne répondait jamais à propos, ou il renouvelait ses questions un instant après en avoir reçu la réponse. Il se taillait toujours de larges portions, et faisait remplir copieusement son assiette et son verre ; mais c’était un effet de l’habitude : il ne mangeait ni ne buvait ; et, laissant tomber sa fourchette par terre et ses regards sur la nappe, il succombait à un affaissement déplorable. Consuelo l’examinait, et voyait bien qu’il n’était pas ivre. Elle se demandait si cette décadence subite était l’ouvrage du malheur, de la maladie ou de la vieillesse. Enfin, après deux heures de ce supplice, le baron, voyant le repas terminé, fit signe à ses gens de se retirer ; et, après avoir longtemps cherché dans ses poches d’un air égaré, il en sortit une lettre ouverte, qu’il présenta à Consuelo. Elle était de la chanoinesse, et contenait ce qui suit :

« Nous sommes perdus ; plus d’espoir, mon frère ! Le docteur Supperville est enfin arrivé de Bareith ; et, après nous avoir ménagés pendant quelques jours, il m’a déclaré qu’il fallait mettre ordre aux affaires de la famille, parce que, dans huit jours peut-être, Albert n’existerait plus. Christian, à qui je n’ai pas la force de prononcer cet arrêt, se flatte encore, mais faiblement ; car son abattement m’épouvante, et je ne sais pas si la perte de mon neveu est le seul coup qui me menace. Frédéric, nous sommes perdus ! survivrons-nous tous deux à de tels désastres ? Pour moi, je n’en sais rien. Que la volonté de Dieu soit faite ! Voilà tout ce que je puis dire ; mais je ne sens pas en moi la force de n’y pas succomber. Venez à nous, mon frère, et tâchez de nous apporter du courage, s’il a pu vous en rester après votre propre malheur, malheur qui est aussi le nôtre, et qui met le comble aux infortunes d’une famille qu’on dirait maudite ! Quels crimes avons-nous donc commis pour mériter de telles expiations ? Que Dieu me préserve de manquer de foi et de soumission ; mais, en vérité, il y a des instants où je me dis que c’en est trop.

« Venez, mon frère, nous vous attendons, nous avons besoin de vous ; et cependant ne quittez pas Prague avant le 11. J’ai à vous charger d’une étrange commission ; je crois devenir folle en m’y prêtant ; mais je ne comprends plus rien à notre existence, et je me conforme aveuglément aux volontés d’Albert. Le 11 courant, à sept heures du soir, trouvez-vous sur le pont de Prague, au pied de la statue. La première voiture qui passera, vous l’arrêterez ; la première personne que vous y verrez, vous l’emmènerez chez vous ; et si elle peut partir pour Riesenburg le soir même, Albert sera peut-être sauvé. Du moins il dit qu’il se rattachera à la vie éternelle, et j’ignore ce qu’il entend par là. Mais les révélations qu’il a eues, depuis huit jours, des événements les plus imprévus pour nous tous, ont été réalisées d’une façon si incompréhensible, qu’il ne m’est plus permis d’en douter : il a le don de prophétie et le sens de la vue des choses cachées. Il m’a appelée ce soir auprès de son lit, et de cette voix éteinte qu’il a maintenant, et qu’il faut deviner plus qu’on ne peut l’entendre, il m’a dit de vous transmettre les paroles que je vous ai fidèlement rapportées. Soyez donc à sept heures, le 11, au pied de la statue, et, quelle que soit la personne qui s’y trouvera en voiture, amenez-la ici en toute hâte. »

En achevant cette lettre, Consuelo, devenue aussi pâle que le baron, se leva brusquement ; puis elle retomba sur sa chaise, et resta quelques instants les bras raidis et les dents serrées. Mais elle reprit aussitôt ses forces, se leva de nouveau, et dit au baron qui était retombé dans sa stupeur :

« Eh bien ! monsieur le baron, votre voiture est-elle prête ? Je le suis, moi ; partons. »

Le baron se leva machinalement et sortit. Il avait eu la force de songer à tout d’avance ; la voiture était préparée, les chevaux attendaient dans la cour ; mais il n’obéissait plus que comme un automate à la pression d’un ressort, et, sans Consuelo, il n’aurait plus pensé au départ.

À peine fut-il hors de la chambre, que le Porpora saisit la lettre et la parcourut rapidement. À son tour il devint pâle, ne put articuler un mot, et se promena devant le poêle en proie à un affreux malaise. Le maestro avait à se reprocher ce qui arrivait. Il ne l’avait pas prévu, mais il se disait maintenant qu’il eût dû le prévoir : et en proie au remords, à l’épouvante, sentant sa raison confondue d’ailleurs par la singulière puissance de divination qui avait révélé au malade le moyen de revoir Consuelo, il croyait faire un rêve affreux et bizarre. Cependant, comme aucune organisation n’était plus positive que la sienne à certains égards, et aucune volonté plus tenace, il pensa bientôt à la possibilité et aux suites de cette brusque résolution que Consuelo venait de prendre. Il s’agita beaucoup, frappa son front avec ses mains et le plancher avec ses talons, fit craquer toutes ses phalanges, compta sur ses doigts, supputa, rêva, s’arma de courage, et, bravant l’explosion, dit à Consuelo en la secouant pour la ranimer :

« Tu veux aller là-bas, j’y consens ; mais je te suis. Tu veux voir Albert, tu vas peut-être lui donner le coup de grâce ; mais il n’y a pas moyen de reculer, nous partons. Nous pouvons disposer de deux jours. Nous devions les passer à Dresde ; nous ne nous y reposerons point. Si nous ne sommes pas à la frontière de Prusse le 18, nous manquons à nos engagements. Le théâtre ouvre le 25 ; si tu n’es pas prête, je suis condamné à payer un dédit considérable. Je ne possède pas la moitié de la somme nécessaire, et, en Prusse, qui ne paie pas va en prison. Une fois en prison, on vous oublie ; on vous laisse dix ans, vingt ans ; vous y mourrez de chagrin ou de vieillesse, à volonté. Voilà le sort qui m’attend si tu oublies qu’il faut quitter Riesenburg le 14 à cinq heures du matin au plus tard.

— Soyez tranquille, mon maître, répondit Consuelo avec l’énergie de la résolution ; j’avais déjà songé à tout cela. Ne me faites pas souffrir à Riesenburg, voilà tout ce que je vous demande. Nous en partirons le 14 à cinq heures du matin.

— Il faut le jurer.

— Je le jure ! répondit-elle en haussant les épaules d’impatience. Quand il s’agit de votre liberté et de votre vie, je ne conçois pas que vous ayez besoin d’un serment de ma part. »

Le baron rentra en cet instant, suivi d’un vieux domestique dévoué et intelligent, qui l’enveloppa comme un enfant de sa pelisse fourrée, et le traîna dans sa voiture. On gagna rapidement Beraum et on atteignit Pilsen au lever du jour.

CIV.

De Pilsen à Tauss, quoiqu’on marchât aussi vite que possible, il fallut perdre beaucoup de temps dans des chemins affreux, à travers des forêts presque impraticables et assez mal fréquentées, dont le passage n’était pas sans danger de plus d’une sorte. Enfin, après avoir fait un peu plus d’une lieue par heure, on arriva vers minuit au château des Géants. Jamais Consuelo ne fit de voyage plus fatigant et plus lugubre. Le baron de Rudolstadt semblait près de tomber en paralysie, tant il était devenu indolent et podagre. Il n’y avait pas un an que Consuelo l’avait vu robuste comme un athlète ; mais ce corps de fer n’était point animé d’une forte volonté. Il n’avait jamais obéi qu’à des instincts, et au premier coup d’un malheur inattendu il était brisé. La pitié qu’il inspirait à Consuelo augmentait ses inquiétudes. « Est-ce donc ainsi que je vais retrouver tous les hôtes de Riesenburg ? » pensait-elle.

Le pont était baissé, les grilles ouvertes, les serviteurs attendaient dans la cour avec des flambeaux. Aucun des trois voyageurs ne songea à en faire la remarque ; aucun ne se sentit la force d’adresser une question aux domestiques. Le Porpora, voyant que le baron se traînait avec peine, le prit par le bras pour l’aider à marcher, tandis que Consuelo s’élançait vers le perron et en franchissait rapidement les degrés.