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CONSUELO.

« Les voilà toutes deux lavées, bien lavées, vos robes qui ne voulaient pas changer de couleur ; les voilà usées, bien usées, vos robes qui ne voulaient pas traîner sur le chemin.

« Voilà toutes les montagnes rouges, bien rouges ! Il faudra toute l’eau du ciel, toute l’eau du ciel, pour les laver. »

— Est-ce une improvisation ou une vieille chanson du pays ? demanda Consuelo à sa compagne.

— Qui peut le savoir ? répondit Amélie : Zdenko est un improvisateur inépuisable ou un rapsode bien savant. Nos paysans aiment passionnément à l’écouter, et le respectent comme un saint, tenant sa folie pour un don du ciel plus que pour une disgrâce de la nature. Ils le nourrissent et le choient, et il ne tiendrait qu’à lui d’être l’homme le mieux logé et le mieux habillé du pays ; car chacun se dispute le plaisir et l’avantage de l’avoir pour hôte. Il passe pour un porte-bonheur, pour un présage de fortune. Quand le temps menace, si Zdenko vient à passer, on dit : Ce ne sera rien ; la grêle ne tombera pas ici. Si la récolte est mauvaise, on prie Zdenko de chanter ; et comme il promet toujours des années d’abondance et de fertilité, on se console du présent dans l’attente d’un meilleur avenir. Mais Zdenko ne veut demeurer nulle part, sa nature vagabonde l’emporte au fond des forêts. On ne sait point où il s’abrite la nuit, où il se réfugie contre le froid et l’orage. Jamais, depuis dix ans, on ne l’a vu entrer sous un autre toit que celui du château des Géants, parce qu’il prétend que ses aïeux sont dans toutes les maisons du pays, et qu’il lui est défendu de se présenter devant eux. Cependant il suit Albert jusque dans sa chambre, parce qu’il est aussi dévoué et aussi soumis à Albert que son chien Cynabre. Albert est le seul mortel qui enchaîne à son gré cette sauvage indépendance, et qui puisse d’un mot faire cesser son intarissable gaîté, ses éternelles chansons, et son babil infatigable. Zdenko a eu, dit-on, une fort belle voix, mais il l’a épuisée à parler, à chanter et à rire. Il n’est guère plus âgé qu’Albert, quoiqu’il ait l’apparence d’un homme de cinquante ans. Ils ont été compagnons d’enfance. Dans ce temps-là, Zdenko n’était qu’à demi fou. Descendant d’une ancienne famille (un de ses ancêtres figure avec quelque éclat dans la guerre des Hussites), il montrait assez de mémoire et d’aptitude pour que ses parents, voyant la faiblesse de son organisation physique, l’eussent destiné au cloître. On l’a vu longtemps en habit de novice d’un ordre mendiant : mais on ne put jamais l’astreindre au joug de la règle ; et quand on l’envoyait en tournée avec un des frères de son couvent, et un âne chargé des dons des fidèles, il laissait là la besace, l’âne et le frère, et s’en allait prendre de longues vacances au fond des bois. Lorsque Albert entreprit ses voyages, Zdenko tomba dans un noir chagrin, jeta le froc aux orties, et se fit tout à fait vagabond. Sa mélancolie se dissipa peu à peu ; mais l’espèce de raison qui avait toujours brillé au milieu de la bizarrerie de son caractère s’éclipsa tout à fait. Il ne dit plus que des choses incohérentes, manifesta toutes sortes de manies incompréhensibles, et devint réellement insensé. Mais comme il resta toujours sobre, chaste et inoffensif, on peut dire qu’il est idiot plus que fou. Nos paysans l’appellent l’innocent, et rien de plus.

— Tout ce que vous m’apprenez de ce pauvre homme me le rend sympathique, dit Consuelo ; je voudrais bien lui parler. Il sait un peu l’allemand ?

— Il le comprend, et il peut le parler tant bien que mal. Mais, comme tous les paysans bohèmes, il a horreur de cette langue ; et plongé d’ailleurs dans ses rêveries comme le voilà, il est fort douteux qu’il vous réponde si vous l’interrogez.

— Essayez donc de lui parler dans sa langue, et d’attirer son attention sur nous, dit Consuelo. »

Amélie appela Zdenko à plusieurs reprises, lui demandant en bohémien s’il se portait bien, et s’il désirait quelque chose ; mais elle ne put jamais lui faire relever sa tête penchée vers la terre, ni interrompre un petit jeu qu’il faisait avec trois cailloux, un blanc, un rouge, et un noir, qu’il poussait l’un contre l’autre en riant, et en se réjouissant beaucoup chaque fois qu’il les faisait tomber.

« Vous voyez que c’est inutile, dit Amélie. Quand il n’a pas faim, ou qu’il ne cherche pas Albert, il ne nous parle jamais. Dans l’un ou l’autre cas, il vient à la porte du château, et s’il n’a que faim, il reste sur la porte. On lui donne ce qu’il désire, il remercie, et s’en va. S’il veut voir Albert, il entre, et va frapper à la porte de sa chambre, qui n’est jamais fermée pour lui, et où il reste des heures entières, silencieux et tranquille comme un enfant craintif si Albert travaille, expansif et enjoué si Albert est disposé à l’écouter, jamais importun, à ce qu’il semble, à mon aimable cousin, et plus heureux en ceci qu’aucun membre de sa famille.

— Et lorsque le comte Albert devient invisible comme dans ce moment-ci, par exemple, Zdenko, qui l’aimait si ardemment, Zdenko qui perdit sa gaîté lorsque le comte entreprit ses voyages, Zdenko, son compagnon inséparable, reste donc tranquille ? il ne montre point d’inquiétude ?

— Aucune. Il dit qu’Albert est allé voir le grand Dieu et qu’il reviendra bientôt. C’est ce qu’il disait lorsque Albert parcourait l’Europe, et que Zdenzo en avait pris son parti.

— Et vous ne soupçonnez pas, chère Amélie, que Zdenko puisse être mieux fondé que vous tous à goûter cette sécurité ? Vous ne vous êtes jamais avisés de penser qu’il était dans le secret d’Albert, et qu’il veillait sur lui dans son délire ou dans sa léthargie ?

— Nous y avons bien songé, et on a observé longtemps ses démarches ; mais, comme son patron Albert, il déteste la surveillance ; et, plus fin qu’un renard dépisté par les chiens, il a trompé tous les efforts, déjoué toutes les ruses, et dérouté toutes les observations. Il semble aussi qu’il ait, comme Albert, le don de se rendre invisible quand il lui plaît. Il a quelquefois disparu instantanément aux regards fixés sur lui, comme s’il eût fendu la terre pour s’y engloutir, ou comme si un nuage l’eût enveloppé de ses voiles impénétrables. Voilà du moins ce qu’affirment nos gens et ma tante Wenceslawa elle-même, qui n’a pas, malgré toute sa piété, la tête beaucoup plus forte à l’endroit du pouvoir satanique.

— Mais vous, chère baronne, vous ne pouvez pas croire à ces absurdités ?

— Moi, je me range à l’avis de mon oncle Christian. Il pense que si Albert n’a, dans ses détresses mystérieuses, que le secours et l’appui de cet insensé, il est fort dangereux de les lui ôter, et qu’on risque, en observant et en contrariant les démarches de Zdenko, de priver Albert, durant des heures et des jours entiers, des soins et même des aliments qu’il peut recevoir de lui. Mais, de grâce, passons outre, ma chère Nina ; en voilà bien assez sur ce chapitre, et cet idiot ne me cause pas le même intérêt qu’à vous. Je suis fort rebattue de ses romans et de ses chansons, et sa voix cassée me donne mal à la gorge.

— Je suis étonnée, dit Consuelo en se laissant entraîner par sa compagne, que cette voix n’ait pas pour vos oreilles un charme extraordinaire. Tout éteinte qu’elle est, elle me fait plus d’impression que celle des plus grands chanteurs.

— C’est que vous êtes blasée sur les belles choses, et que la nouveauté vous amuse.

— Cette langue qu’il chante est d’une singulière douceur, reprit Consuelo, et la monotonie de ses mélodies n’est pas ce que vous croyez : ce sont, au contraire, des idées bien suaves et bien originales.

— Pas pour moi, qui en suis obsédée, repartit Amélie ; j’ai pris dans les commencements quelque intérêt aux paroles, pensant avec les gens du pays que c’étaient d’anciens chants nationaux fort curieux sous le rapport historique ; mais comme il ne les dit jamais deux fois de la même manière, je suis persuadée que ce sont des improvisations, et je me suis bien vite convaincue que cela ne valait pas la peine d’être écouté, bien que nos montagnards s’imaginent y trouver à leur gré un sens symbolique. »