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CONSUELO.

Dès que Consuelo put se débarrasser d’Amélie, elle courut au jardin, et retrouva Zdenko à la même place, sur le revers du fossé, absorbé dans le même jeu. Certaine que ce malheureux avait des relations cachées avec Albert, elle était entrée furtivement dans l’office, et y avait dérobé un gâteau de miel et de fleur de farine, pétri avec soin des propres mains de la chanoinesse. Elle se souvenait d’avoir vu Albert, qui mangeait fort peu, montrer machinalement de la préférence pour ce mets que sa tante confectionnait toujours pour lui avec le plus grand soin. Elle l’enveloppa dans un mouchoir blanc, et, voulant le jeter à Zdenko par dessus le fossé, elle se hasarda à l’appeler. Mais comme il ne paraissait pas vouloir l’écouter, elle se souvint de la vivacité avec laquelle il lui avait dit son nom, et elle le prononça d’abord en allemand. Zdenko sembla l’entendre ; mais il était mélancolique dans ce moment-là, et, sans la regarder, il répéta en allemand, en secouant la tête et en soupirant : Consolation ! consolation ! comme s’il eût voulu dire : Je n’espère plus de consolation.

« Consuelo ! » dit alors la jeune fille pour voir si son nom espagnol réveillerait la joie qu’il avait montrée le matin en le prononçant.

Aussitôt Zdenko abandonna ses cailloux, et se mit à sauter et à gambader sur le bord du fossé, en faisant voler son bonnet par-dessus sa tête, et en étendant les bras vers elle, avec des paroles bohèmes très-animées, et un visage rayonnant de plaisir et d’affection.

« Albert ! » lui cria de nouveau Consuelo en lui jetant le gâteau.

Zdenko le ramassa en riant, et ne déploya pas le mouchoir ; mais il disait beaucoup de choses que Consuelo était désespérée de ne pas comprendre. Elle écouta particulièrement et s’attacha à retenir une phrase qu’il répéta plusieurs fois en la saluant ; son oreille musicale l’aida à en saisir la prononciation exacte ; et dès qu’elle eut perdu Zdenko de vue, qui s’enfuyait à toutes jambes, elle l’écrivit sur son carnet, en l’orthographiant à la vénitienne, et se réservant d’en demander le sens à Amélie. Mais, avant de quitter Zdenko, elle voulut lui donner encore quelque chose qui témoignât à Albert l’intérêt qu’elle lui portait, d’une manière plus délicate ; et, ayant rappelé le fou, qui revint, docile à sa voix, elle lui jeta un bouquet de fleurs qu’elle avait cueilli dans la serre une heure auparavant, et qui était encore frais et parfumé à sa ceinture. Zdenko le ramassa, répéta son salut, renouvela ses exclamations et ses gambades, et, s’enfonçant dans des buissons épais où un lièvre eût seul semblé pouvoir se frayer un passage, il y disparut tout entier. Consuelo suivit des yeux sa course rapide pendant quelques instants, en voyant le haut des branches s’agiter dans la direction du sud-est. Mais un léger vent qui s’éleva rendit cette observation inutile, en agitant toutes les branches du taillis ; et Consuelo rentra, plus que jamais attachée à la poursuite de son dessein.

XXXVII.

Lorsque Amélie fut appelée à traduire la phrase que Consuelo avait écrite sur son carnet et gravée dans sa mémoire, elle dit qu’elle ne la comprenait pas du tout, quoiqu’elle pût la traduire littéralement par ces mots :

Que celui à qui on a fait tort te salue.

« Peut-être, ajouta-t-elle, veut-il parler d’Albert, ou de lui-même, en disant qu’on leur a fait tort en les taxant de folie, eux qui se croient les seuls hommes raisonnables qu’il y ait sur la terre. Mais à quoi bon chercher le sens des discours d’un insensé ? Ce Zdenko occupe beaucoup plus votre imagination qu’il ne mérite.

— C’est la croyance du peuple dans tous les pays, répondit Consuelo, d’attribuer aux fous une sorte de lumière supérieure à celle que perçoivent les esprits positifs et froids. J’ai le droit de conserver les préjugés de ma classe, et je ne puis jamais croire qu’un fou parle au hasard en disant des paroles qui nous paraissent inintelligibles.

— Voyons, dit Amélie, si le chapelain, qui est très-versé dans toutes les formules anciennes et nouvelles dont se servent nos paysans, connaîtra celle-ci. »

Et, courant vers le bonhomme, elle lui demanda l’explication de la phrase de Zdenko.

Mais ces paroles obscures parurent frapper le chapelain d’une affreuse lumière.

« Dieu vivant ! s’écria-t-il en pâlissant, où donc votre seigneurie a-t-elle entendu un semblable blasphème ?

— Si c’en est un, je ne le devine pas, répondit Amélie en riant, et c’est pour cela que j’en attends de vous la traduction.

— Mot à mot, c’est bien, en bon allemand, ce que vous venez de dire, madame, c’est bien « Que celui à qui on a fait tort te salue ; » mais si vous voulez en savoir le sens (et j’ose à peine le prononcer), c’est, dans la pensée de l’idolâtre qui le prononce, « que le diable soit avec toi ! »

— En d’autres termes, reprit Amélie en riant plus fort : « Va au diable ! » Eh bien ! c’est un joli compliment, et voilà ce qu’on gagne, ma chère Nina, à causer avec les fous. Vous ne pensiez pas que Zdenko, avec un sourire si affable et des grimaces si enjouées, vous adressait un souhait aussi peu galant.

— Zdenko ? s’écria le chapelain. Ah ! c’est ce malheureux idiot qui se sert de pareilles formules ? À la bonne heure ! je tremblais que ce ne fût quelque autre… et j’avais tort ; cela ne pouvait sortir que de cette tête farcie des abominations de l’antique hérésie ! Où prend-il ces choses à peu près inconnues et oubliées aujourd’hui ? L’esprit du mal peut seul les lui suggérer.

— Mais c’est tout simplement un fort vilain jurement dont le peuple se sert dans toutes les langues, repartit Amélie ; et les catholiques ne s’en font pas plus faute que les autres.

— Ne croyez pas cela, baronne, dit le chapelain. Ce n’est pas une malédiction dans l’esprit égaré de celui qui s’en sert, c’est un hommage et une bénédiction, au contraire ; et là est le crime. Cette abomination vient des Lollards, secte détestable qui engendra celle des Vaudois, laquelle engendra celle des Hussites…

— Laquelle en engendra bien d’autres ! dit Amélie en prenant un air grave pour se moquer du bon prêtre. Mais, voyons, monsieur le chapelain, expliquez-nous donc comment ce peut être un compliment que de recommander son prochain au diable ?

— C’est que, dans la croyance des Lollards, Satan n’était pas l’ennemi du genre humain, mais au contraire son protecteur et son patron. Ils le disaient victime de l’injustice et de la jalousie. Selon eux, l’archange Michel et les autres puissances célestes qui l’avaient précipité dans l’abîme étaient de véritables démons, tandis que Lucifer, Belzébuth, Astaroth, Astarté, et tous les monstres de l’enfer étaient l’innocence et la lumière même. Ils croyaient que le règne de Michel et de sa glorieuse milice finirait bientôt, et que le diable serait réhabilité et réintégré dans le ciel avec sa phalange maudite. Enfin ils lui rendaient un culte impie, et s’abordaient les uns les autres en se disant : Que celui à qui on a fait tort, c’est-à-dire celui qu’on a méconnu et condamné injustement, te salue, c’est-à-dire, te protège et t’assiste.

— Eh bien, dit Amélie en riant aux éclats, voilà ma chère Nina sous des auspices bien favorables, et je ne serais pas étonnée qu’il fallût bientôt en venir avec elle à des exorcismes pour détruire l’effet des incantations de Zdenko. »

Consuelo fut un peu émue de cette plaisanterie. Elle n’était pas bien sûre que le diable fût une chimère, et l’enfer une fable poétique. Elle eût été portée à prendre au sérieux l’indignation et la frayeur du chapelain, si celui-ci, scandalisé des rires d’Amélie, n’eût été, en ce moment, parfaitement ridicule. Interdite, troublée dans toutes les croyances de son enfance par cette lutte où elle se voyait lancée, entre la superstition des uns et l’incrédulité des autres, Consuelo eut, ce soir-là, beaucoup de peine à dire ses prières. Elle cherchait le sens