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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

seront plus gardés par les dragons du despotisme religieux et monarchique. Tout homme pourra marcher dans le chemin de la lumière et se rapprocher de Dieu de toute la puissance de son âme. Nul ne dira plus à son frère : « Ignore et abaisse-toi. Ferme les yeux et reçois le joug. » Tout homme pourra, au contraire, demander à son semblable le secours de son œil, de son cœur et de son bras pour pénétrer dans les arcanes de la science sacrée. Mais ce temps n’est pas encore venu, et nous n’en saluons aujourd’hui que l’aube tremblante à l’horizon. Le temps de la religion secrète dure toujours, la tâche du mystère n’est pas accomplie. Nous voici encore enfermés dans le temple, occupés à forger des armes pour écarter les ennemis qui s’interposent entre les peuples et nous, et forcés de tenir encore nos portes fermées et nos paroles secrètes pour qu’on ne vienne pas arracher de nos mains l’arche sainte, sauvée avec tant de peine et réservée à la communauté des hommes.

« Te voilà donc accueillie dans le nouveau temple : mais ce temple est encore une forteresse qui tient depuis des siècles pour la liberté sans pouvoir la conquérir. La guerre est autour de nous. Nous voulons être des libérateurs, nous ne sommes encore que des combattants. Tu viens ici pour recevoir la communion fraternelle, l’étendard du salut, le signe de la liberté, et pour périr peut-être sur la brèche au milieu de nous. Voilà la destinée que tu as acceptée ; tu succomberas peut-être sans avoir vu flotter sur ta tête le gage de la victoire. C’est encore au nom de saint Jean que nous appelons les hommes à la croisade. C’est encore un symbole que nous invoquons ; nous sommes les héritiers des Johannites d’autrefois, les continuateurs ignorés, mystérieux et persévérants de Wickleff, de Jean Huss et de Luther ; nous voulons, comme ils le voulaient, affranchir le genre humain ; mais, comme eux, nous ne sommes pas libres nous-mêmes, et comme eux, nous marchons peut-être au supplice.

« Cependant le combat a changé de terrain, et les armes de nature. Nous bravons encore la rigueur ombrageuse des lois, nous nous exposons encore à la proscription, à la misère, à la captivité, à la mort ; car les moyens de la tyrannie sont toujours les mêmes : mais nos moyens, à nous, ne sont plus l’appel à la révolte matérielle, et la prédication sanglante de la croix et du glaive. Notre guerre est toute intellectuelle comme notre mission. Nous nous adressons à l’esprit. Nous agissons par l’esprit. Ce n’est pas à main armée que nous pouvons renverser des gouvernements, aujourd’hui organisés et appuyés sur tous les moyens de la force brutale. Nous leur faisons une guerre plus lente, plus sourde et plus profonde, nous les attaquons au cœur. Nous ébranlons leurs bases en détruisant la foi aveugle et le respect idolâtrique qu’ils cherchent à inspirer. Nous faisons pénétrer partout, et jusque dans les cours, et même jusque dans l’esprit troublé et fasciné des princes et des rois, ce que personne n’ose déjà plus appeler le poison de la philosophie ; nous détruisons tous les prestiges ; nous lançons du haut de notre forteresse, tous les boulets rouges de l’ardente vérité et de l’implacable raison sur les autels et sur les trônes. Nous vaincrons, n’en doute pas. Dans combien d’années, dans combien de jours ? nous l’ignorons. Mais notre entreprise date de si loin, elle a été conduite avec tant de foi, étouffée avec si peu de succès, reprise avec tant d’ardeur, poursuivie avec tant de passion, qu’elle ne peut pas échouer ; elle est devenue immortelle de sa nature comme les biens immortels dont elle a résolu la conquête. Nos ancêtres l’ont commencée, et chaque génération a rêvé de la finir. Si nous ne l’espérions pas un peu aussi nous-mêmes, peut-être notre zèle serait-il moins fervent et moins efficace ; mais si l’esprit de doute et d’ironie, qui domine le monde à cette heure, venait à nous prouver, par ses froids calculs et ses raisonnements accablants, que nous poursuivons un rêve, réalisable seulement dans plusieurs siècles, notre conviction dans la sainteté de notre cause n’en serait point ébranlée ; et pour travailler avec un peu plus d’effort et de douleur, nous n’en travaillerions pas moins pour les hommes de l’avenir. C’est qu’il y a entre nous et les hommes du passé, et les générations à naître, un lien religieux si étroit et si ferme, que nous avons presque étouffé en nous le côté égoïste et personnel de l’individualité humaine. C’est ce que le vulgaire ne saurait comprendre, et pourtant il y a dans l’orgueil de la noblesse quelque chose qui ressemble à notre religieux enthousiasme héréditaire. Chez les grands, on fait beaucoup de sacrifices à la gloire, afin d’être digne de ses aïeux, et de léguer beaucoup d’honneur à sa postérité. Chez nous autres, architectes du temple de la vérité, on fait beaucoup de sacrifices à la vertu, afin de continuer l’édifice des maîtres et de former de laborieux apprentis. Nous vivons par l’esprit et par le cœur dans le passé, dans l’avenir et dans le présent tout à la fois. Nos prédécesseurs et nos successeurs sont aussi bien nous que nous-mêmes. Nous croyons à la transmission de la vie, des sentiments, des généreux instincts dans les âmes, comme les patriciens croient à celle d’une excellence de race dans leurs veines. Nous allons plus loin encore ; nous croyons à la transmission de la vie, de l’individualité, de l’âme et de la personne humaine. Nous nous sentons fatalement et providentiellement appelés à continuer l’œuvre que nous avons déjà rêvée, toujours poursuivie et avancée de siècle en siècle. Parmi nous il en est même quelques-uns qui ont poussé la contemplation du passé et de l’avenir au point de perdre presque la notion du présent ; c’est la fièvre sublime, c’est l’extase de nos croyants et de nos saints : car nous avons nos saints, nos prophètes, peut-être aussi nos exaltés et nos visionnaires ; mais quel que soit l’égarement ou la sublimité de leur transport, nous respectons leur inspiration, et parmi nous, Albert l’extatique et le voyant n’a trouvé que des frères pleins de sympathie pour ses douleurs et d’admiration pour ses enthousiasmes. Nous avons foi aussi à la conviction du comte de Saint-Germain, réputé imposteur ou aliéné dans le monde. Quoique ses réminiscences d’un passé inaccessible à la mémoire humaine aient un caractère plus calme, plus précis et plus inconcevable encore que les extases d’Albert, elles ont aussi un caractère de bonne foi et une lucidité dont il nous est impossible de nous railler. Nous comptons parmi nous beaucoup d’autres exaltés, des mystiques, des poëtes, des hommes du peuple, des philosophes, des artistes, d’ardents sectaires groupés sous les bannières de divers chefs ; des bœhmistes, des théosophes, des moraves, des hernhuters, des quakers, même des panthéistes, des pythagoriciens, des xérophagistes, des illuminés, des johannites, des templiers, des millénaires, des joachimites, etc. Toutes ces sectes anciennes, pour n’avoir plus le développement qu’elles eurent aux époques de leur éclosion, n’en sont pas moins existantes, et même assez peu modifiées. Le propre de notre époque est de reproduire à la fois toutes les formes que le génie novateur ou réformateur a données tour à tour dans les siècles passés à la pensée religieuse et philosophique. Nous recrutons donc nos adeptes dans ces divers groupes sans exiger une identité de préceptes absolue, et impossible dans le temps où nous vivons. Il nous suffit de trouver en eux l’ardeur de la destruction pour les appeler dans nos rangs : toute notre science organisatrice consiste à ne choisir les constructeurs que parmi des esprits supérieurs aux disputes d’école, chez qui la passion de la vérité, la soif de la justice et l’instinct du beau moral l’emportent sur les habitudes de famille et les rivalités de secte. Il n’est d’ailleurs pas si difficile qu’on le croit de faire travailler de concert des éléments très-dissemblables ; ces dissemblances sont plus apparentes que réelles. Au fond, tous les hérétiques (c’est avec respect que j’emploie ce nom) sont d’accord sur le point principal, celui de détruire la tyrannie intellectuelle et matérielle, ou tout au moins de protester contre. Les antagonismes qui ont retardé jusqu’ici la fusion de toutes ces généreuses et utiles résistances viennent de l’amour-propre et de la jalousie, vices inhérents à la condition humaine, contre-poids fatal et inévitable de tout progrès dans l’humanité. En ménageant ces susceptibilités, en