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UN HIVER À MAJORQUE.

produites par le souci de la propriété et l’égoïsme du repos.

Un vieux prêtre rêva une nuit que sa maison était envahie par des brigands ; il se lève tout effaré, sous l’impression de ce cauchemar, et réveille sa servante ; celle-ci partage sa terreur, et, sans savoir de quoi il s’agit, réveille tout le voisinage par ses cris. L’épouvante se répand dans tout le hameau, et de là dans toute l’île. La nouvelle du débarquement de l’armée carliste s’empare de toutes les cervelles, et le capitaine-général reçoit la déposition du prêtre, qui, soit la honte de se dédire, soit le délire d’un esprit frappé, affirme qu’il a vu les carlistes. Sur-le-champ toutes les mesures furent prises pour faire face au danger : Palma fut déclarée en état de siége, et toutes les forces militaires de l’île furent mises sur pied.

Cependant rien ne parut, aucun buisson ne bougea, aucune trace d’un pied étranger ne s’imprima, comme dans l’île de Robinson, sur le sable du rivage. L’autorité punit le pauvre prêtre de l’avoir rendue ridicule, et, au lieu de l’envoyer promener comme un visionnaire, l’envoya en prison comme un séditieux. Mais les mesures de précautions ne furent pas révoquées, et, lorsque nous quittâmes Majorque, à l’époque des exécutions de Maroto, l’état de siége durait encore.

Rien de plus étrange que l’espèce de mystère que les Majorquins semblaient vouloir se faire les uns aux autres des événements qui bouleversaient alors la face de l’Espagne. Personne n’en parlait, si ce n’est en famille et à voix basse. Dans un pays où il n’y a vraiment ni méchanceté ni tyrannie, il est inconcevable de voir régner une méfiance aussi ombrageuse. Je n’ai rien lu de si plaisant que les articles du journal de Palma, et j’ai toujours regretté de n’en avoir pas emporté quelques numéros pour échantillons de la polémique majorquine. Mais voici, sans exagération, la forme dans laquelle, après avoir rendu compte des faits, on en commentait le sens et l’authenticité :

« Quelque prouvés que puissent paraître ces événements aux yeux des personnes disposées à les accueillir, nous ne saurions trop recommander à nos lecteurs d’en attendre la suite avant de les juger. Les réflexions qui se présentent à l’esprit en présence de pareils faits demandent à être mûries, dans l’attente d’une certitude que nous ne voulons pas révoquer en doute, mais que nous ne prendrons pas sur nous de hâter par d’imprudentes assertions. Les destinées de l’Espagne sont enveloppées d’un voile qui ne tardera pas à être soulevé, mais auquel nul ne doit porter avant le temps une main imprudente. Nous nous abstiendrons jusque-là d’émettre notre opinion, et nous conseillerons à tous les esprits sages de ne point se prononcer sur les actes des divers partis, avant d’avoir vu la situation se dessiner plus nettement, » etc.

La prudence et la réserve sont, de l’aveu même des Majorquins, la tendance dominante de leur caractère. Les paysans ne vous rencontrent jamais dans la campagne sans échanger avec vous un salut ; mais si vous leur adressez une parole de plus sans être connu d’eux, ils se gardent bien de vous répondre, quand même vous parleriez leur patois. Il suffit que vous ayez un air étranger pour qu’ils vous craignent et se détournent du chemin pour vous éviter.

Nous eussions pu vivre cependant en bonne intelligence avec ces braves gens, si nous eussions fait acte de présence à leur église. Ils ne nous eussent pas moins rançonnés en toute occasion, mais nous eussions pu nous promener au milieu de leurs champs sans risquer d’être atteints de quelque pierre à la tête au détour d’un buisson. Malheureusement cet acte de prudence ne nous vint pas à l’esprit dans les commencements, et nous restâmes presque jusqu’à la fin sans savoir combien notre manière d’être les scandalisait. Ils nous appelaient païens, mahométans et juifs ; ce qui est pis que tout, selon eux. L’alcade nous signalait à la désapprobation de ses administrés ; je ne sais pas si le curé ne nous prenait point pour texte de ses sermons. La blouse et le pantalon de ma fille les scandalisaient beaucoup aussi. Ils trouvaient fort mauvais qu’une jeune personne de neuf ans courût les montagnes déguisée en homme. Ce n’étaient pas seulement les paysans qui affectaient cette pruderie.

Le dimanche, le cornet à bouquin qui retentissait dans le village et sur les chemins pour avertir les retardataires de se rendre aux offices nous poursuivait en vain dans la Chartreuse. Nous étions sourds, parce que nous ne comprenions pas, et quand nous eûmes compris, nous le fûmes encore davantage. Ils eurent alors un moyen de venger la gloire de Dieu, qui n’était pas chrétien du tout. Ils se liguèrent entre eux pour ne nous vendre leur poisson, leurs œufs et leurs légumes qu’à des prix exorbitants. Ils ne nous fut permis d’invoquer aucun tarif, aucun usage. À la moindre observation : Vous n’en voulez pas ? disait le pagès d’un air de grand d’Espagne, en remettant ses oignons ou ses pommes de terre dans sa besace ; vous n’en aurez pas. Et il se retirait majestueusement, sans qu’il fût possible de le faire revenir pour entrer en composition. Il nous faisait jeûner pour nous punir d’avoir marchandé.

Il fallait jeûner en effet. Point de concurrence ni de rabais entre les vendeurs. Celui qui venait le second demandait le double, et le troisième demandait le triple, si bien qu’il fallait être à leur merci et mener une vie d’anachorètes, plus dispendieuse que n’eût été à Paris une vie de prince. Nous avions la ressource de nous approvisionner à Palma par l’intermédiaire du cuisinier du consul, qui fut notre providence, et dont, si j’étais empereur romain, je voudrais mettre le bonnet de coton au rang des constellations. Mais les jours de pluie, aucun messager ne voulait se risquer sur les chemins, à quelque prix que ce fût ; et comme il plut pendant deux mois, nous eûmes souvent du pain comme du biscuit de mer et de véritables dîners de chartreux.

C’eût été une contrariété fort mince si nous eussions tous été bien portants. Je suis fort sobre et même stoïque par nature à l’endroit du repas. Le splendide appétit de mes enfants faisait flèche de tout bois et régal de tout citron vert. Mon fils, que j’avais emmené frêle et malade, reprenait à la vie comme par miracle, et guérissait une affection rhumatismale des plus graves, en courant dès le matin, comme un lièvre échappé, dans les grandes plantes de la montagne, mouillé jusqu’à la ceinture. La Providence permettait à la bonne nature de faire pour lui ces prodiges ; c’était bien assez d’un malade.

Mais l’autre, loin de prospérer avec l’air humide et les privations dépérissait d’une manière effrayante. Quoiqu’il fût condamné par toute la faculté de Palma, il n’avait aucune affection chronique ; mais l’absence de régime fortifiant l’avait jeté, à la suite d’un catarrhe, dans un état de langueur dont il ne pouvait se relever. Il se résignait, comme on sait se résigner pour soi-même ; nous, nous ne pouvions pas nous résigner pour lui, et je connus pour la première fois de grands chagrins pour de petites contrariétés, la colère pour un bouillon poivré ou chippé par les servantes, l’anxiété pour un pain frais qui n’arrivait pas, ou qui s’était changé en éponge en traversant le torrent sur les flancs d’un mulet. Je ne me souviens certainement pas de ce que j’ai mangé à Pise ou à Trieste, mais je vivrais cent ans, que je n’oublierais pas l’arrivée du panier aux provisions à la Chartreuse. Que n’eussé-je pas donné pour avoir un consommé et un verre de bordeaux à offrir tous les jours à notre malade ! Les aliments majorquins, et surtout la manière dont ils étaient apprêtés, quand nous n’y avions pas l’œil et la main, lui causaient un invincible dégoût. Dirai-je jusqu’à quel point ce dégoût était fondé ? Un jour qu’on nous servait un maigre poulet, nous vîmes sautiller sur son dos fumant d’énormes maîtres Floh, dont Hoffmann eût fait autant de malins esprits, mais que certainement il n’eût pas mangés en sauce. Mes enfants furent pris d’un si bon rire d’enfants qu’ils faillirent tomber sous la table.

Le fond de la cuisine majorquine est invariablement