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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

dente du château des Géants, sous la garde de Zdenko, ce pauvre prophète insensé, qui m’a tendu la main en riant, et en se réjouissant du tranquille sommeil de son ami. Lui, du moins, plus pieux et plus fidèle que moi, l’a déposé dans la tombe de ses pères, sans comprendre qu’il ne se relèverait plus de ce lit de repos ! Et moi, je suis partie, entraînée par le Porpora, ami dévoué mais farouche, cœur paternel mais inflexible, qui me criait aux oreilles jusque sur le cercueil de mon mari : « Tu débutes samedi prochain dans les Virtuoses ridicules ! »

— Étrange vicissitude, en effet, d’une vie d’artiste ! dit la princesse en essuyant une larme ; car la Porporina sanglotait en achevant son histoire : mais tu ne me dis pas, chère Consuelo, le plus beau trait de ta vie, et c’est de quoi Supperville m’a informée avec admiration. Pour ne pas affliger la vieille chanoinesse et ne pas te départir de ton désintéressement romanesque, tu as renoncé à ton titre, à ton douaire, à ton nom ; tu as demandé le secret à Supperville et au Porpora, seuls témoins de ce mariage précipité, et tu es venue ici, pauvre comme devant, Zingarella comme toujours…

— Et artiste à jamais ! répondit Consuelo, c’est-à-dire indépendante, vierge, et morte à tout sentiment d’amour, telle enfin que le Porpora me représentait sans cesse le type idéal de la prêtresse des Muses ! Il l’a emporté, mon terrible maître ! et me voilà arrivée au point où il voulait. Je ne crois point que j’en sois plus heureuse, ni que j’en vaille mieux. Depuis que je n’aime plus et que je ne me sens plus capable d’aimer, je ne sens plus le feu de l’inspiration ni les émotions du théâtre. Ce climat glacé et cette atmosphère de la cour me jettent dans un morne abattement. L’absence du Porpora, l’espèce d’abandon où je me trouve, et la volonté du roi qui prolonge mon engagement contre mon gré…, je puis vous l’avouer, n’est-ce pas, Madame ?

— J’aurais dû le deviner ! Pauvre enfant, on te croit fière de l’espèce de préférence dont le roi t’honore ; mais tu es sa prisonnière et son esclave, comme moi, comme toute sa famille, comme ses favoris, comme ses soldats, comme ses pages, comme ses petits chiens. Ô prestige de la royauté, auréole des grands princes ! que tu es maussade à ceux dont la vie s’épuise à te fournir de rayons et de lumière ! Mais, chère Consuelo, tu as encore bien des choses à me dire, et ce ne sont pas celles qui m’intéressent le moins. J’attends de ta sincérité que tu m’apprennes positivement en quels termes tu es avec mon frère, et je la provoquerai par la mienne. Croyant que tu étais sa maîtresse, et me flattant que tu pourrais obtenir de lui la grâce de Trenck, je t’avais recherchée pour remettre notre cause entre tes mains. Maintenant que, grâce au ciel, nous n’avons plus besoin de toi pour cela, et que je suis heureuse de t’aimer pour toi-même, je crois que tu peux me dire tout sans te compromettre, d’autant plus que les affaires de mon frère ne me paraissent pas bien avancées avec toi.

— La manière dont vous vous exprimez sur ce chapitre me fait frémir, Madame, répondit Consuelo en pâlissant. Il y a huit jours seulement que j’entends chuchoter autour de moi d’un air sérieux sur cette prétendue inclination du roi notre maître pour sa triste et tremblante sujette. Jusque-là je n’avais jamais vu de possible entre lui et moi qu’une causerie enjouée, bienveillante de sa part, respectueuse de la mienne. Il m’a témoigné de l’amitié et une reconnaissance trop grande pour la conduite si simple que j’ai tenue à Roswald. Mais de là à l’amour, il y a un abîme, et j’espère bien que sa pensée ne l’a pas franchi.

— Moi, je crois le contraire. Il est brusque, taquin et familier avec toi ; il te parle comme à un petit garçon, il te passe la main sur la tête comme à ses lévriers ; il affecte devant ses amis, depuis quelques jours, d’être moins amoureux de toi que de qui que ce soit. Tout cela prouve qu’il est en train de le devenir. Je le connais bien, moi ; je te réponds qu’avant peu il faudra te prononcer. Quel parti prendras-tu ? Si tu lui résistes, tu es perdue ; si tu lui cèdes, tu l’es encore plus. Que feras-tu, le cas échéant ?

— Ni l’un ni l’autre, Madame ; je ferai comme ses recrues, je déserterai.

— Cela n’est pas facile, et je n’en ai guère envie, car je m’attache à toi singulièrement, et je crois que je mettrais les recruteurs encore une fois à tes trousses plutôt que de te voir partir. Allons, nous chercherons un moyen. Le cas est grave et demande réflexion. Raconte-moi tout ce qui s’est passé depuis la mort du comte Albert.

— Quelques faits bizarres et inexplicables au milieu d’une vie monotone et sombre. Je vous les dirai tels qu’ils sont, et Votre Altesse m’aidera peut-être à les comprendre.

— J’essaierai, à condition que tu m’appelleras Amélie, comme tout à l’heure. Il n’est pas minuit, et je ne veux être Altesse que demain au grand jour. »

La Porporina reprit son récit en ces termes :

« J’ai déjà raconté à madame de Kleist, lorsqu’elle m’a fait l’honneur de venir chez moi pour la première fois, que j’avais été séparée du Porpora en arrivant de Bohême, à la frontière prussienne. J’ignore encore aujourd’hui si le passe-port de mon maître n’était pas en règle, ou si le roi avait devancé notre arrivée par un de ces ordres dont la rapidité tient du prodige, pour interdire au Porpora l’entrée de ses États. Cette pensée, peut-être coupable, m’était venue d’abord ; car je me souvenais de la légèreté brusque et de la sincérité frondeuse que le Porpora avait mises à défendre l’honneur de Trenck et à blâmer la dureté du roi, lorsqu’à un souper chez le comte Hoditz, en Moravie, le roi, se donnant pour le baron de Kreutz, nous avait annoncé lui-même la prétendue trahison de Trenck et sa réclusion à Glatz…

— En vérité ! s’écria la princesse ; c’est à propos de Trenck que maître Porpora a déplu au roi ?

— Le roi ne m’en a jamais reparlé, et j’ai craint de l’en faire souvenir. Mais il est certain que, malgré mes prières et les promesses de Sa Majesté, le Porpora n’a jamais été rappelé.

— Et il ne le sera jamais, reprit Amélie, car le roi n’oublie rien et ne pardonne jamais la franchise quand elle blesse son amour-propre. Le Salomon du Nord hait et persécute quiconque doute de l’infaillibilité de ses jugements ; surtout quand son arrêt n’est qu’une feinte grossière, un odieux prétexte pour se débarrasser d’un ennemi. Ainsi, fais-en ton deuil, mon enfant, tu ne reverras jamais le Porpora à Berlin.

— Malgré le chagrin que j’éprouve de son absence, je ne désire plus le voir ici, Madame ; et je ne ferai plus de démarches pour que le roi lui pardonne. J’ai reçu ce matin une lettre de mon maître qui m’annonce la réception d’un opéra de lui au théâtre impérial de Vienne. Après mille traverses, il est donc enfin arrivé à son but, et la pièce va être mise à l’étude. Je songerais bien plutôt désormais à le rejoindre qu’à l’attirer ; mais je crains fort de ne pas être plus libre de sortir d’ici que je n’ai été libre de n’y pas entrer.

— Que veux-tu dire ?

— À la frontière, lorsque je vis que l’on forçait mon maître à remonter en voiture et à retourner sur ses pas, je voulus l’accompagner et renoncer à mon engagement avec Berlin. J’étais tellement indignée de la brutalité et de l’apparente mauvaise foi d’une telle réception, que j’aurais payé le dédit en travaillant à la sueur de mon front, plutôt que de pénétrer plus avant dans un pays si despotiquement régi. Mais au premier témoignage que je donnai de mes intentions, je fus sommée par l’officier de police de monter dans une autre chaise de poste qui fut amenée et attelée en un clin d’œil ; et comme je me vis entourée de soldats bien déterminés à m’y contraindre, j’embrassai mon maître, en pleurant, et je pris le parti de me laisser conduire à Berlin, où j’arrivai, brisée de fatigue et de douleur, à minuit. On me déposa tout près du palais, non loin de l’opéra, dans une jolie maison appartenant au roi, et