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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

disposée de manière à ce que j’y fusse logée absolument seule. J’y trouvai des domestiques à mes ordres et un souper tout préparé. J’ai su que M. de Pœlnitz avait reçu l’ordre de tout disposer pour mon arrivée. J’y étais à peine installée, lorsqu’on me fit demander de la part du baron de Kreutz si j’étais visible. Je m’empressai de le recevoir, impatiente que j’étais de me plaindre à lui de l’accueil fait au Porpora, et de lui en demander la réparation. Je feignis donc de ne pas savoir que le baron de Kreutz était Frédéric ii. Je pouvais l’ignorer. Le déserteur Karl, en me confiant son projet de l’assassiner, comme officier supérieur prussien, ne me l’avait pas nommé, et je ne l’avais appris que de la bouche du comte Hoditz, après que le roi eut quitté Roswald. Il entra d’un air riant et affable que je ne lui avais pas vu sous son incognito. Sous son pseudonyme, et en pays étranger, il était un peu gêné. À Berlin, il me sembla avoir retrouvé toute la majesté de son rôle, c’est-à-dire la bonté protectrice et la douceur généreuse dont il sait si bien orner dans l’occasion sa toute-puissance. Il vint à moi en me tendant la main et en me demandant si je me souvenais de l’avoir vu quelque part. « Oui, monsieur le baron, lui répondis-je, et je me souviens que vous m’avez offert et promis vos bons services à Berlin, si je venais à en avoir besoin. » Alors je lui racontai avec vivacité ce qui m’était arrivé à la frontière, et je lui demandai s’il ne pouvait pas faire parvenir au roi la demande d’une réparation pour cet outrage fait à un maître illustre et pour cette contrainte exercée envers moi. — Une réparation ! répondit le roi en souriant avec malice, rien que cela ? M. Porpora voudrait-il appeler en champ clos le roi de Prusse ! et mademoiselle Porporina exigerait peut-être qu’il mît un genou en terre devant elle ! »

Cette raillerie augmenta mon dépit : « Votre Majesté peut ajouter l’ironie à ce que j’ai déjà souffert, répondis-je, mais j’aimerais mieux avoir à la bénir qu’à la craindre. »

Le roi me secoua le bras un peu rudement : « Ah ! vous jouez aussi au plus fin, dit-il en attachant ses yeux pénétrants sur les miens : je vous croyais simple et pleine de droiture, et voilà que vous me connaissiez parfaitement bien à Roswald ? » — Non, Sire, répondis-je, je ne vous connaissais pas, et plût au ciel que je ne vous eusse jamais connu ! — « Je n’en puis dire autant, reprit-il avec douceur ; car sans vous, je serais peut-être resté dans quelque fossé du parc de Roswald. Le succès des batailles n’est point une égide contre la balle d’un assassin, et je n’oublierai jamais que si le destin de la Prusse est encore entre mes mains, c’est à une bonne petite âme, ennemie des lâches complots que je le dois. Ainsi, ma chère Porporina, votre mauvaise humeur ne me rendra point ingrat. Calmez-vous, je vous prie, et racontez-moi bien ce dont vous avez à vous plaindre, car jusqu’ici je n’y comprends pas grand’chose. »

Soit que le roi feignît de ne rien savoir, soit qu’en effet les gens de sa police eussent cru voir quelque défaut de forme dans les papiers de mon maître, il écouta mon récit avec beaucoup d’attention, et me dit ensuite de l’air calme d’un juge qui ne veut pas se prononcer à la légère : « J’examinerai tout cela, et vous en rendrai bon compte ; je serais fort surpris que mes gens eussent cherché noise, sans motif, à un voyageur en règle. Il faut qu’il y ait quelque malentendu. Je le saurai ! soyez tranquille, et si quelqu’un a outre-passé son mandat, il sera puni. — Sire, ce n’est pas là ce que je demande. Je vous demande le rappel du Porpora. — Et je vous le promets, répondit-il. Maintenant, prenez un air moins sombre, et racontez-moi comment vous avez découvert le secret de mon incognito. »

Je causai alors librement avec le roi, et je le trouvai si bon, si aimable, si séduisant par la parole, que j’oubliai toutes les préventions que j’avais contre lui, pour n’admirer que son esprit à la fois judicieux et brillant, ses manières aisées dans la bienveillance que je n’avais pas trouvées chez Marie-Thérèse ; enfin, la délicatesse de ses sentiments sur toutes les matières auxquelles il toucha dans la conversation. « Écoutez, me dit-il en prenant son chapeau pour sortir. J’ai un conseil d’ami à vous donner dès votre arrivée ici ; c’est de ne parler à qui que ce soit du service que vous m’avez rendu, et de la visite que je vous ai faite ce soir. Bien qu’il n’y ait rien que de fort honorable pour nous deux dans mon empressement à vous remercier, cela donnerait lieu à une idée très-fausse des relations d’esprit et d’amitié que je désire avoir avec vous. On vous croirait avide de ce que, dans le langage des cours, on appelle la faveur du maître. Vous seriez un objet de méfiance pour les uns, et de jalousie pour les autres. Le moindre inconvénient serait de vous attirer une nuée de solliciteurs qui voudraient faire de vous le canal de leurs sottes demandes ; et comme vous auriez sans doute le bon esprit de ne pas vouloir jouer ce rôle, vous seriez en butte à leur obsession ou à leur inimitié. — « Je promets à Votre majesté, répondis-je, d’agir comme elle vient de me l’ordonner. — Je ne vous ordonne rien, Consuelo, reprit-il ; mais je compte sur votre sagesse et sur votre droiture. J’ai vu en vous, du premier coup d’œil, une belle âme et un esprit juste ; et c’est parce que je désirais faire de vous la perle fine de mon département des beaux-arts, que j’avais envoyé, du fond de la Silésie, l’ordre de vous fournir une voiture à mes frais pour vous amener de la frontière, dès que vous vous y présenteriez. Ce n’est pas ma faute si on vous en a fait une espèce de prison roulante, et si on vous a séparée de votre protecteur. En attendant qu’on vous le rende, je veux le remplacer, si vous me trouvez digne de la même confiance et du même attachement que vous avez pour lui. »

J’avoue, ma chère Amélie, que je fus vivement touchée de ce langage paternel et de cette amitié délicate. Il s’y mêla peut-être un peu d’orgueil ; et les larmes me vinrent aux yeux, lorsque le roi me tendit la main en me quittant. Je faillis la lui baiser, comme c’était sans doute mon devoir ; mais puisque je suis en train de me confesser, je dois dire qu’au moment de le faire, je me sentis saisie de terreur et comme paralysée par le froid de la méfiance. Il me sembla que le roi me cajolait et flattait mon amour-propre, pour m’empêcher de raconter cette scène de Roswald, qui pouvait produire, dans quelques esprits, une impression contraire à sa politique. Il me sembla aussi qu’il craignait le ridicule d’avoir été bon et reconnaissant envers moi. Et puis, tout à coup, en moins d’une seconde, je me rappelai le terrible régime militaire de la Prusse, dont le baron Trenck m’avait informée minutieusement ; la férocité des recruteurs, les malheurs de Karl, la captivité de ce noble Trenck, que j’attribuais à la délivrance du pauvre déserteur ; les cris d’un soldat que j’avais vu battre, le matin, en traversant un village ; et tout ce système despotique qui fait la force et la gloire du grand Frédéric. Je ne pouvais plus le haïr personnellement ; mais déjà je revoyais en lui ce maître absolu, cet ennemi naturel des cœurs simples qui ne comprennent pas la nécessité des lois inhumaines, et qui ne sauraient pénétrer les arcanes des empires.

IX.

« Depuis ce jour, continua la Porporina, je n’ai pas revu le roi chez moi ; mais il m’a demandée quelquefois à Sans-Souci, où j’ai même passé plusieurs jours de suite avec mes camarades Porporino ou Conciolini ; et ici, pour tenir le clavecin à ses petits concerts et accompagner le violon de M. Graun, ou celui de Benda, ou la flûte de M. Quantz, ou enfin le roi lui-même.

— Ce qui est beaucoup moins agréable que d’accompagner les précédents, dit la princesse de Prusse ; car je sais par expérience que mon cher frère, lorsqu’il fait de fausses notes ou lorsqu’il manque à la mesure, s’en prend à ses concertants et leur cherche noise.