Page:Sand - Albine, partie 1 (La Nouvelle Revue, 1881).djvu/15

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n’aiment réellement personne. C’est tout simple, ils n’ont besoin d’aucun de leurs semblables. Ils traitent de pair à compagnon avec le bon Dieu, qui est certainement un ami plus intéressant et un camarade plus gentil que le meilleur d’entre nous. Nous devons nous contenter des restes qu’il nous laisse dans ces âmes noyées en lui. Je ne compte donc que fort peu sur l’affection promise, je te l’ai dit, et je t’ai dit aussi de ne pas croire que je m’ennuierai dans la solitude. D’abord je ne suis jamais seul ; je te porte partout avec moi, et l’habitude de t’écrire de longues lettres me console amplement de l’absence d’interlocuteurs.

Pour commencer, je vais te raconter mon arrivée ici, hier soir, par un joli brouillard qui ne m’a pas permis de soupçonner la forme ou la couleur du pays. J’ai su, par la lenteur du trajet, que la pauvre haridelle louée à Chambéry gravissait péniblement les étages d’une interminable montée. Mon conducteur était pourtant pressé d’arriver. Il paraissait fort inquiet de voir augmenter l’intensité de ce brouillard, qui lui permettait à peine de suivre un chemin bordé de précipices. Mais comme je ne le voyais pas, je m’ennuyais, et j’ai pris le parti de marcher pendant la dernière heure du trajet pour ne pas m’endormir et ne pas arriver chez M. le duc avec la figure d’un abruti. Il faisait encore assez de jour pour que je pusse voir où je posais les pieds.

Bien préservé par le bon macfarlane que tu m’as donné, je n’étais pas mouillé par les nuages qui m’enveloppaient. Un coup de vent a tout à coup enlevé le rideau, et je me suis trouvé en face d’un grand vieux manoir romantique perché sur un plateau de roches qui semblait émerger du vide, car les pentes abruptes restaient plongées dans un océan de nuées grises qui donnaient l’idée du chaos. Par la déchirure qui se faisait au-dessus de ma tête, je voyais un ciel chargé de bandes noires, lourdes, sur un fond glauque qui faisait ressortir la dentelure hardie des toits aigus du château ; c’était très bizarre et très beau. Je ne sentais plus aucune fatigue.

La grille était ouverte toute grande ; je pénétrai dans une cour étroite et sombre, et me trouvai en face d’un petit vieillard escorté de deux domestiques portant des flambeaux. Ce n’était pas le duc, qui a vingt-six ans, ni son père, qui est mort depuis