Page:Sand - Antonia.djvu/171

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tant d’égards au nom qu’elle portait, et qu’elle pourrait dès lors disparaître de la scène du monde pour vivre à sa guise et se marier selon son inclination ?

Oui et non. Par moments, elle retrouvait cette rêverie d’un bonheur ignoré qui lui était venue comme une vision charmante dans l’atelier de Julien. En d’autres moments, elle redevenait la comtesse d’Estrelle, et se demandait avec effroi comment elle romprait avec son entourage, avec ses habitudes, et si elle pourrait supporter le blâme et les dédains, elle si vantée et si respectée jusqu’à ce jour d’un nombre restreint, mais choisi, de personnes considérées.

On sait que cette époque était marquée par une réaction violente et désespérée dans certaines régions aristocratiques contre l’envahissement de la démocratie. Aucune autre époque de l’histoire n’offre peut-être de si étranges contrastes. D’un côté, l’opinion, reine du monde nouveau, proclamait les doctrines de l’égalité, le mépris des distinctions sociales, la philosophie de Jean-Jacques Rousseau, de Voltaire et de Diderot ; de l’autre, les pouvoirs, effrayés d’un progrès qu’ils n’avaient pas osé combattre, essayaient une résistance tardive qui devait les précipiter dans l’abîme ; mais, pour qui ne vivait que dans un horizon étroit, sans révélation du lendemain, cette résistance prenait des proportions formidables, et une faible et douce femme comme madame d’Estrelle devait en être effrayée. Comme tous ceux de sa caste, elle croyait voir dans la conduite de la cour les destinées