Page:Sand - Constance Verrier.djvu/136

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trouvant trop graves, nous taquinaient et s’amusaient à nous faire disputer. Ce n’était pas facile ; nous étions obligeants l’un à l’autre, lui par sympathie, moi par habitude de caractère. Et quand on avait réussi à nous faire discuter, Abel était heureux parce que, dans la gaieté du débat, je me familiarisais insensiblement et l’appelais Abel tout court.

« Seul de tous les employés de mon père, il dînait avec nous, et, comme je servais, je lui passais des friandises en prétendant qu’il était gourmand. C’était pour lui une sorte de supplice. Il ne voulait rien refuser de ce que je lui offrais, et il était content de me voir occupée de lui, en même temps qu’il était humilié de me paraître gourmand, grand garçon comme il était déjà.

« Et puis, quelquefois, nous l’emmenions à la campagne, et là, il était dans l’ivresse, parce qu’il nous suivait partout et me voyait des journées entières. Il me raconta tous les petits détails de notre innocente vie, qui lui avaient paru, à lui, de grands drames, et moi je la recommençais avec lui par le souvenir, étonnée de la trouver si remplie et si belle. Combien de fois, sans le savoir, sans m’en douter, je l’avais comblé de joie avec un mot, un geste ou un regard ! Il me montra tout un petit trésor de brins d’herbe, de fleurettes séchées, de bouts de papiers ou de rubans qu’il avait amassés dans les tiroirs de son bureau. Et tout cela au milieu de cette vie froide des affaires et de cette austère tension de l’esprit sur des chiffres ! Ma