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Page:Sand - Consuelo - 1856 - tome 2.djvu/126

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consuelo.

ment par les obstacles que chaque jour elle y apportait.

Un matin, elle vit, des bords du torrent qu’elle côtoyait, Albert penché sur la balustrade de son parterre, bien loin au-dessus d’elle. Malgré la distance qui les séparait, elle se sentait presque toujours sous l’œil inquiet et passionné de cet homme, par qui elle s’était laissé en quelque sorte dominer. « Ma situation est fort étrange, se disait-elle ; tandis que cet ami persévérant m’observe pour voir si je suis fidèle au dévouement que je lui ai juré, sans doute, de quelque autre point du château, je suis surveillée, pour que je n’aie point avec lui des rapports que leurs usages et leurs convenances proscrivent. Je ne sais ce qui se passe dans l’esprit des uns et des autres. La baronne Amélie ne revient pas. La chanoinesse semble se méfier de moi, et se refroidir à mon égard. Le comte Christian redouble d’amitié, et prétend redouter le retour du Porpora, qui sera probablement le signal de mon départ. Albert paraît avoir oublié que je lui ai défendu d’espérer mon amour. Comme s’il devait tout attendre de moi, il ne me demande rien pour l’avenir, et n’abjure point cette passion qui a l’air de le rendre heureux en dépit de mon impuissance à la partager. Cependant me voici comme une amante déclarée, l’attendant chaque matin à son rendez-vous, auquel je désire qu’il ne puisse venir, m’exposant au blâme, que sais-je ! au mépris d’une famille qui ne peut comprendre ni mon dévouement, ni mes rapports avec lui, puisque je ne les comprends pas moi-même et n’en prévois point l’issue. Bizarre destinée que la mienne ! serais-je donc condamnée à me dévouer toujours sans être aimée de ce que j’aime, ou sans aimer ce que j’estime ? »

Au milieu de ces réflexions, une profonde mélancolie s’empara de son âme. Elle éprouvait le besoin de s’appartenir à elle-même, ce besoin souverain et légitime,