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Page:Sand - Consuelo - 1856 - tome 2.djvu/127

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consuelo.

véritable condition du progrès et du développement chez l’artiste supérieur. La sollicitude qu’elle avait vouée au comte Albert lui pesait comme une chaîne. Cet amer souvenir, qu’elle avait conservé d’Anzoleto et de Venise, s’attachait à elle dans l’inaction et dans la solitude d’une vie trop monotone et trop régulière pour son organisation puissante.

Elle s’arrêta auprès du rocher qu’Albert lui avait souvent montré comme étant celui où, par une étrange fatalité, il l’avait vue enfant une première fois, attachée avec des courroies sur le dos de sa mère, comme la balle d’un colporteur, et courant par monts et par vaux en chantant comme la cigale de la fable, sans souci du lendemain, sans appréhension de la vieillesse menaçante et de la misère inexorable. Ô ma pauvre mère ! pensa la jeune zingarella ; me voici ramenée, par d’incompréhensibles destinées, aux lieux que tu traversas pour n’en garder qu’un vague souvenir et le gage d’une touchante hospitalité. Tu fus jeune et belle, et, sans doute tu rencontras bien des gîtes où l’amour t’eût reçue, où la société eût pu t’absoudre et te transformer, où enfin ta vie dure et vagabonde eût pu se fixer et s’abjurer dans le sein du bien-être et du repos. Mais tu sentais et tu disais toujours que ce bien-être c’était la contrainte, et ce repos, l’ennui, mortel aux âmes d’artiste. Tu avais raison, je le sens bien ; car me voici dans ce château où tu n’as voulu passer qu’une nuit comme dans tous les autres ; m’y voici à l’abri du besoin et de la fatigue, bien traitée, bien choyée, avec un riche seigneur à mes pieds… Et pourtant la contrainte m’y étouffe, et l’ennui m’y consume.

Consuelo, saisie d’un accablement extraordinaire, s’était assise sur le rocher. Elle regardait le sable du sentier, comme si elle eût cru y retrouver la trace des