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Page:Sand - Consuelo - 1856 - tome 2.djvu/161

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consuelo.

elle ne se lassait pas de puiser tout au fond de ses souvenirs chéris. Quelle impression devait donc produire sur elle le génie musical de la Bohême, l’inspiration de ce peuple pasteur, guerrier, fanatique, grave et doux au milieu des plus puissants éléments de force et d’activité ! C’étaient là des caractères frappants et tout à fait neufs pour elle. Albert disait cette musique avec une rare intelligence de l’esprit national et du sentiment énergique et pieux qui l’avait fait naître. Il y joignait, en improvisant, la profonde mélancolie et le regret déchirant que l’esclavage avait imprimé à son caractère personnel et à celui de son peuple ; et ce mélange de tristesse et de bravoure, d’exaltation et d’abattement, ces hymnes de reconnaissance unis à des cris de détresse, étaient l’expression la plus complète et la plus profonde, et de la pauvre Bohême, et du pauvre Albert.

    bois, et je suis de la plaine. Il n’y a personne qui me vaille pour l’accent ; mais pour inventer, nous n’y entendons rien, et nous faisons mieux de ne pas nous en mêler. »

    Je voulus lui faire dire ce qu’il entendait par l’accent. Il n’en put venir à bout, peut-être parce qu’il le comprenait trop bien et me jugeait indigne de le comprendre. Il était jeune, sérieux, noir comme un pifferaro de la Calabre, allait de fête en fête, jouant tout le jour, et ne dormant pas depuis trois nuits, parce qu’il lui fallait faire six ou huit lieues avant le lever du soleil pour se transporter d’un village à l’autre. Il ne s’en portait que mieux, buvait des brocs de vin à étourdir un bœuf, et ne se plaignait pas, comme le sonneur de trompe de Walter Scott, d’avoir perdu son vent. Plus il buvait, plus il était grave et fier. Il jouait fort bien, et avait grandement raison d’être vain de son accent. Nous observâmes que son jeu était une modification perpétuelle de chaque thème. Il fut impossible d’écrire un seul de ces thèmes sans prendre note pour chacun d’une cinquantaine de versions différentes. C’était là son mérite probablement et son art. Ses réponses à mes questions m’ont fait retrouver, je crois, l’étymologie du nom de bourrée qu’on donne aux danses de ce pays. Bourrée est le synonyme de fagot, et les bûcherons du Bourbonnais ont donné ce nom à leurs compositions musicales, comme maître Adam donna celui de chevilles à ses poésies.