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consuelo.

mes yeux, et pour me reprocher le plus grand sacrifice qu’il ait été en mon pouvoir de vous faire ? Ah ! vous aussi, vous avez donc des moments de cruauté ! La cruauté ne saurait s’éteindre dans les entrailles de quiconque appartient à la race humaine ! »

Il y avait tant de solennité dans ce reproche, le premier qu’Albert eût osé faire à Consuelo, qu’elle en fut pénétrée de crainte, et sentit, plus qu’il ne lui était encore arrivé de le faire, la terreur qu’il lui inspirait. Une sorte d’humiliation, puérile peut-être, mais inhérente au cœur de la femme, succédait au doux orgueil dont elle n’avait pu se défendre en écoutant Albert lui peindre sa vénération passionnée. Elle se sentit abaissée, méconnue sans doute ; car elle n’avait cherché à surprendre son secret qu’avec l’intention, ou du moins avec le désir de répondre à son amour s’il venait à se justifier. En même temps, elle voyait que dans la pensée de son amant elle était coupable ; car s’il avait tué Zdenko, la seule personne au monde qui n’eût pas eu le droit de le condamner irrévocablement, c’était celle dont la vie avait exigé le sacrifice d’une autre vie infiniment précieuse d’ailleurs au malheureux Albert.

Consuelo ne put rien répondre : elle voulut parler d’autre chose, et ses larmes lui coupèrent la parole. En les voyant couler, Albert, repentant, voulut s’humilier à son tour ; mais elle le pria de ne plus jamais revenir sur un sujet si redoutable pour son esprit, et lui promit, avec une sorte de consternation amère, de ne jamais prononcer un nom qui réveillait en elle comme en lui les émotions les plus affreuses. Le reste de leur trajet fut rempli de contrainte et d’angoisses. Ils essayèrent vainement un autre entretien. Consuelo ne savait ni ce qu’elle disait, ni ce qu’elle entendait. Albert pourtant paraissait calme, comme Abraham ou comme Brutus