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consuelo.

« Vous disiez qu’il n’avait pas de talent, dit le comte à cette dernière ; vous êtes trop sévère ou trop modeste pour votre élève. Il en a beaucoup, et je reconnais enfin en lui quelque chose de vous. »

Le bon Christian voulait effacer par ce petit triomphe d’Anzoleto l’humiliation que sa manière d’être avait causée à sa prétendue sœur. Il insista donc beaucoup sur le mérite du chanteur, et celui-ci, qui aimait trop à briller pour ne pas être déjà fatigué de son vilain rôle, se remit au clavecin après avoir remarqué que le comte Albert devenait de plus en plus pensif. La chanoinesse, qui s’endormait un peu aux longs morceaux de musique, demanda une autre chanson vénitienne ; et cette fois Anzoleto en choisit une qui était d’un meilleur goût. Il savait que les airs populaires étaient ce qu’il chantait le mieux. Consuelo n’avait pas elle-même l’accentuation piquante du dialecte aussi naturelle et aussi caractérisée que lui, enfant des lagunes, et chanteur mime par excellence.

Il contrefaisait avec tant de grâce et de charme, tantôt la manière rude et franche des pêcheurs de l’Istrie, tantôt le laisser-aller spirituel et nonchalant des gondoliers de Venise, qu’il était impossible de ne pas le regarder et l’écouter avec un vif intérêt. Sa belle figure, mobile et pénétrante, prenait tantôt l’expression grave et fière, tantôt l’enjouement caressant et moqueur des uns et des autres. Le mauvais goût coquet de sa toilette, qui sentait son vénitien d’une lieue, ajoutait encore à l’illusion, et servait à ses avantages personnels, au lieu de leur nuire en cette occasion. Consuelo, d’abord froide, fut bientôt forcée de jouer l’indifférence et la préoccupation. L’émotion la gagnait de plus en plus. Elle revoyait tout Venise dans Anzoleto, et dans cette Venise tout l’Anzoleto des anciens jours, avec sa gaieté, son innocent