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Page:Sand - Consuelo - 1856 - tome 2.djvu/309

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consuelo.

« Oh ! pour le coup, frère Beppo, lui dit-elle, vous ne supportez pas aussi bien que moi les fatigues et les émotions ; vous voilà aussi pâle que ces petites fleurs qui ont l’air de pleurer sur la face de l’eau.

— Et vous, vous êtes aussi fraîche que ces belles roses sauvages qui ont l’air de rire sur ses bords, répondit Joseph. Je crois bien que je sais braver la fatigue, malgré ma figure terne ; mais l’émotion, il est vrai, signora, que je ne sais guère la supporter. »

Il fut triste pendant toute la matinée ; et lorsqu’ils s’arrêtèrent pour manger du pain et des noisettes dans une belle prairie en pente rapide, sous un berceau de vigne sauvage, elle le tourmenta de questions si ingénues pour lui faire avouer la cause de son humeur sombre, qu’il ne put s’empêcher de lui faire une réponse où entrait un grand dépit contre lui-même et contre sa propre destinée.

« Eh bien, puisque vous voulez le savoir, dit-il, je songe que je suis bien malheureux ; car j’approche tous les jours un peu plus de Vienne, où ma destinée est engagée, bien que mon cœur ne le soit pas. Je n’aime pas ma fiancée ; je sens que je ne l’aimerai jamais, et pourtant j’ai promis, et je tiendrai parole.

— Serait-il possible ? s’écria Consuelo, frappée de surprise. En ce cas, mon pauvre Beppo, nos destinées, que je croyais conformes en bien des points, sont donc entièrement opposées ; car vous courez vers une fiancée que vous n’aimez pas, et moi, je fuis un fiancé que j’aime. Étrange fortune ! qui donne aux uns ce qu’ils redoutent, pour arracher aux autres ce qu’ils chérissent. »

Elle lui serra affectueusement la main en parlant ainsi, et Joseph vit bien que cette réponse ne lui était pas dictée par le soupçon de sa témérité et le désir de lui donner une leçon. Mais la leçon n’en fut que plus efficace.