Page:Sand - Contes d une grand mere 1.djvu/307

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et la curiosité de voir un animal si extraordinaire lui fit abandonner l’âne et avancer de ce côté. Cela remuait toujours, tantôt une patte, tantôt l’autre, mais le corps semblait collé au rocher. Clopinet craignait pourtant que cet animal incompréhensible ne s’en détachât avant qu’il eût pu l’observer et le définir. Il se déshabilla vite, jeta ses vêtements sur l’âne, qui ne bougeait point, et se mit à la mer ; mais la houle était très-forte et l’empêchait d’avancer autrement qu’en s’accrochant aux roches éparses et submergées qu’il connaissait parfaitement. Enfin il put aller assez près pour voir que ce poulpe était un homme cramponné au sommet de la Grosse-Vache et donnant des signes non équivoques de détresse ; mais quel homme singulier ! Il était si effroyablement bâti que, malgré l’émotion qu’il éprouvait, Clopinet songea au tailleur grotesque qui avait été la terreur de son enfance. Lui seul pouvait être aussi laid que l’être difforme dont il apercevait la grosse tête et les longs membres étiques à travers ses habits mouillés et collants. Il nagea vers lui, et crut entendre une voix qui lui criait : À moi, à moi ! Clopinet atteignit la dernière roche qui s’élève avant la Grosse-Vache et qui se montrait à son tour au-dessus de l’eau. Il n’était plus qu’à une très-courte distance du naufragé, et il put s’assurer, grâce au jour qui augmentait rapidement, que c’était bien le misérable bossu dont il avait conservé un souvenir plein de dégoût et d’aversion, quoiqu’il ne l’eût pas revu depuis trois ans. Il lui cria : — Ne bougez pas, attendez-moi !