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CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND

ne sais plus répondre, je ne peux plus me résumer en quatre lignes comme autrefois, comme on le peut et comme on le fait quand on est jeune.

Je ne le suis plus du tout, et apparemment mon cerveau s’est étrangement compliqué, puisque je ne peux plus rendre compte de moi à moins d’un volume que je t’épargne, et tu dois m’en savoir gré.

Le fait est que je ne puis plus dire si je suis triste ou gaie, forte ou abattue. Je n’en sais plus rien. Je suis triste ou contente selon les choses extérieures communes à nous tous ; mais je n’ai plus aucune initiative avec ma vie. Elle me mène, je ne la gouverne plus. Et ce n’est pas chagrin de ma part, c’est indifférence de moi-même. Cela est venu avec les années et l’embonpoint ; l’apathie naturelle y a contribué, et peut-être l’influence d’une époque où aucune de mes sympathies et de mes croyances n’est réalisée ni réalisable.

Tu vois bien que je ne suis pas amusante et que je te parle de choses où tu n’entends rien. Car, Dieu merci, tu es jeune, tu aimes la vie, tu y trouves des souffrances ou des plaisirs personnels assez vifs pour que tu te sentes vivre. Enfin, tes idées n’ont pas encore pris une direction qui te rende la société antipathique. Peut-être même ne la prendront-elles jamais, et je ne sais pas pourquoi tu te souviens que j’existe, moi qui ne suis pas de ce monde et qui n’y pose qu’une patte, m’élançant avec les trois autres dans un avenir dont tu ne te soucies guère, et tu fais bien.