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CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND

faire grognon, misanthrope et sceptique, quand il a le cœur jeune et généreux en dépit de lui-même. Eh ! mon Dieu, croit-il avoir le monopole des ennuis, des déceptions et des chagrins ? Est-ce que nous n’avons pas battu tous ces chemins-là ? est-ce que nous ne savons pas bien ce que c’est que la vie ? Je le sais mieux que lui ; j’ai six, huit ou dix ans de plus, et je sais bien aussi que, quand on n’est pas né sombre et haineux, on ne le devient pas, quel que soit le fardeau du mal personnel. J’ai tant souffert pour mon compte, que je ne m’effraye plus de voir souffrir. Mes idées ne sont plus à l’épouvante, à la plainte et à la compassion ardente. Je dis comme vous : « Plus loin, plus loin ! ne nous arrêtons pas ; allons au bout. »

Et, depuis que je sens la main de la vieillesse s’étendre sur moi, je sens un calme, une espérance et une confiance en Dieu que je ne connaissais pas dans l’émotion de la jeunesse. Je trouve que Dieu est si bon, si bon de nous vieillir, de nous calmer et de nous ôter ces aiguillons de personnalité qui sont si âpres dans la jeunesse ! Comment ! nous nous plaignons de perdre quelque chose, quand nous gagnons tant, quand nos idées se redressent et s’étendent, quand notre cœur s’adoucit et s’élargit, et quand notre conscience, enfin victorieuse, peut regarder derrière elle et dire : « J’ai fait ma tâche, l’heure de la récompense approche ! »

Vous me comprenez, vous, chère amie. Je vous ai vue franchir cette planche où le pied des femmes tremble et trébuche ; vous la passez gaiement, et vos