Page:Sand - Correspondance 1812-1876, 6.djvu/380

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ture, tu veux, je ne sais pourquoi, être un autre homme, celui qui doit disparaître, celui qui s’annihile, celui qui n’est pas. Quelle drôle de manie ! quelle fausse règle de bon goût ! Notre œuvre ne vaut jamais que par ce que nous valons nous-mêmes.

Qui te parle de mettre ta personne en scène ? Cela, en effet, ne vaut rien, si ce n’est pas fait franchement comme un récit. Mais retirer son âme de ce que l’on fait, quelle est cette fantaisie maladive ? Cacher sa propre opinion sur les personnages que l’on met en scène, laisser par conséquent le lecteur incertain sur l’opinion qu’il en doit avoir, c’est vouloir n’être pas compris, et, dès lors, le lecteur vous quitte ; car, s’il veut entendre l’histoire que vous lui racontez, c’est à la condition que vous lui montriez clairement que celui-ci est un fort et celui-là un faible.

L’Éducation sentimentale a été un livre incompris, je te l’ai dit avec insistance, tu ne m’as pas écoutée. Il y fallait ou une courte préface ou, dans l’occasion, une expression de blâme, ne fût-ce qu’une épithète heureusement trouvée pour condamner le mal, caractériser la défaillance, signaler l’effort. Tous les personnages de ce livre sont faibles et avortent, sauf ceux qui ont de mauvais instincts ; voilà le reproche qu’on te fait, parce qu’on n’a pas compris que tu voulais précisément peindre une société déplorable qui encourage ces mauvais instincts et ruine les nobles efforts ; quand on ne nous comprend pas, c’est toujours notre faute. Ce que le lecteur veut, avant tout, c’est de