Page:Sand - Histoire de ma vie - tome 1.djvu/101

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même les romans qui semblent ne se rattacher en rien aux situations politiques qui les voient éclore. Il est donc certain que les détails réels de toute existence humaine sont des traits de pinceau dans le tableau général de la vie collective. Lequel de nous, trouvant un fragment d’écriture du temps passé, fût-ce un acte de sèche procédure, fût-ce une lettre insignifiante, ne l’a examiné, retourné, commenté, pour en tirer quelque lumière sur les mœurs et coutumes de nos aïeux ! Chaque siècle, chaque moment a sa manière, son expression, son sentiment, son goût, sa préoccupation. L’histoire de la législation se fait avec de vieux titres, l’histoire des mœurs avec de vieilles lettres.

Mon fils s’est amusé à écrire, pour ne pas le publier, bien entendu, un roman burlesque avec commentaires scientifiques plus burlesques encore. Au milieu d’une lettre de haute intrigue, un de ses personnages écrit à un autre : « Ô ciel ! envoie-moi vingt-sept aunes de velours vert. » Ce velours vert nous a fait rire au coin du feu, et l’auteur assure qu’il y a un mystère bien profond dans cette apostrophe. Nous ne demandons pas mieux ; mais j’en tire un exemple : que cette lettre fût une véritable lettre datée du règne de Louis XIV seulement, et qu’elle nous tombât sous la main : tout de suite nous voilà sérieusement intrigués par ce velours. Et que faisait-on dans ce temps-là de vingt-sept aunes de velours vert ? un habillement, un meuble, une portière ? Était-ce un objet de grand luxe ou d’un usage commun ? quel en était le prix ? où le fabriquait-on ? quelles classes de la société le consommaient plus particulièrement ? On regretterait de n’avoir pas ce détail ; car si on l’avait, on se reportait par la pensée à tout un état de choses, à la situation du commerce, au sort des ouvriers, au luxe des mœurs, aux différences du bien-être : voilà donc qu’on établit une échelle qui touche à toute base et à tout sommet du problème économique, que l’on compare