Page:Sand - Histoire de ma vie - tome 1.djvu/71

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le plus outrecuidant. Mais quel dévoûment, quel zèle, quelle ame généreuse et sensible ! pauvre grand homme ! comme je t’ai pardonné tes persécutions ! Pardonne-moi de même, dans l’autre vie, tous les mauvais tours que je t’ai joués, toutes les détestables espiègleries par lesquelles je me suis vengée de ton étouffant despotisme : tu m’as appris fort peu de choses, mais il en est une que je te dois et qui m’a bien servi : c’est de réussir, malgré les bouillonnemens de mon indépendance naturelle, à supporter longtemps les caractères les moins supportables et les idées les plus extravagantes.

Ma grand’mère, en lui confiant l’éducation de son fils, ne pressentait point qu’elle faisait emplette du tyran, du sauveur et de l’ami de toute sa vie.

À ses heures de liberté, Deschartres continuait à suivre des cours de physique, de chimie, de médecine et de chirurgie. Il s’attacha beaucoup à M. Desaulx, et devint sous le commandement de cet homme remarquable, un praticien fort habile pour les opérations chirurgicales. Plus tard, lorsqu’il fut le fermier de ma grand’mère et le maire du village, sa science le rendit fort utile au pays, d’autant plus qu’il l’exerçait pour l’amour de Dieu, sans rétribution aucune. Il était de si grand cœur qu’il n’était point de nuit noire et orageuse, point de chaud, de froid ni d’heure indue qui l’empêchassent de courir, souvent fort loin, par des chemins perdus, pour porter du secours dans les chaumières. Son dévoûment et son désintéressement étaient vraiment admirables. Mais comme il fallait qu’il fût ridicule autant que sublime en toutes choses, il poussait l’intégrité de ses fonctions jusqu’à battre ses malades quand ils revenaient guéris lui apporter de l’argent. Il n’entendait pas plus raison sur le chapitre des présens, et je l’ai vu dix fois faire dégringoler l’escalier à de pauvres diables, en les assommant à coups de canards, de dindons et de lièvres