Page:Sand - La Filleule.djvu/154

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mais j’avais compris qu’elle souffrirait toujours de mon obscurité. Un peu de gloire pouvait seule me faire pardonner ma jeunesse aux yeux du monde : je résolus de faire la chose qui m’était le plus antipathique, c’est-à-dire d’escompter mon mérite à venir en me faisant connaître avant l’époque de maturité où j’en serais vraiment digne, puisque la célébrité, cette torture du talent, est considérée par le vulgaire comme sa récompense.

Que pouvais-je faire pour arriver d’emblée à ce but ? Je surmontai mon dégoût, j’arrêtai ma pensée sur un moyen prompt. Je publiai un mémoire philosophico-scientifique dans une revue, sous le nom de Louis Stéphen. Je fis exécuter au Conservatoire un fragment d’oratorio avec chœurs, sous le nom de Jean Guérin. J’écrivis, pour une revue littéraire, un petit roman sous le nom de Paul Rivesanges. De ces trois choses, pensais-je, une réussira peut-être. Si toutes trois échouent, mon avenir n’en sera pas compromis, puisque j’ai du temps pour faire oublier ma chute, et que je puis me cacher, sans mentir, sous les trois pseudonymes que je me suis composés avec mes véritables noms et prénoms.

Si j’avais su ce qu’il faut de pas et de démarches, de protections et d’entregent pour se faire imprimer ou entendre dans des conditions favorables, j’aurais, certes, renoncé à ma folle entreprise. Heureusement, je n’en savais rien, et j’y allai avec une modeste confiance qui fut prise pour la conscience de ma force, jointe à une bonhomie qui plut. La société est ainsi faite, que le hasard dispose souvent des existences particulières au rebours du légitime, du logique et du vraisemblable.

J’allais livrer à la publicité les échantillons choisis, mais véritablement naïfs, de ce que Roque avait appelé mes études incidentes, et non-seulement je devais trouver, ce jour-là, toutes les portes ouvertes devant moi, mais encore, dans chaque lieu, des gens disposés à me sauter au cou.