Page:Sand - La Filleule.djvu/156

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l’habile arrangement de mes pseudonymes, ne se doutait pas que je fusse le résumé du trio en faveur. Je vis, dès les premiers mots, qu’il était de bonne foi, et je ne voulus pas le détromper.

J’étais resté seul un mois à Paris pour lancer ma triple publication, à l’insu d’Anicée et de sa mère. Pendant vingt-quatre heures, après leur retour, elles ne se doutèrent de rien. Mais, un soir, en rentrant de leur journée de visites, je les vis fort intriguées, la fille inquiète, la mère radieuse, en me demandant comment il se faisait que trois succès se trouvassent signés chacun de deux de mes noms. Je me pris à rire et j’avouai tout. Madame Marange m’embrassa avec enthousiasme. Anicée me dit avec un peu de tristesse et de crainte :

— Vous voilà donc célèbre ! c’est pour cela que nous avons été un mois sans vous voir !

— Chère bien-aimée, lui dis-je en m’asseyant à ses genoux, c’était une fantaisie de notre aimable mère, il fallait bien la contenter. À présent, elle n’en aura peut-être plus de ce genre. Elle voit ce que c’est que la célébrité et ce que prouve le succès. De véritables savants, de grands philosophes, des maîtres respectables, des artistes consommés se le voient refuser ou contester toute leur vie. J’arrive, moi, enfant, avec quelques élucubrations nées d’un moment d’enthousiasme, de conviction ou d’attendrissement. Tout mon mérite, c’est d’avoir eu assez de lucidité dans ces heures-là pour m’exprimer sous une forme claire ou facile, qui plaît aux ignorants ; je ne suis ni savant, ni maestro, ni poëte : les aristarques me couronnent pour faire pièce aux vrais maîtres. Le public les croit sur parole, et me voilà passé grand homme comme on est reçu bachelier, avocat ou médecin, pour avoir répondu à propos à des questions sur lesquelles on est ferré de frais. Savez-vous que, si ce n’était pas si bouffon, ce serait fort triste !