Page:Sand - La Filleule.djvu/157

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— À la bonne heure, dit Anicée, vous n’êtes point enivré, et je vous retrouve le même.

— Moi, Stéphen, dit madame Marange, je comprends la leçon que vous me donnez. Nous avons voulu lire vos publications dans notre voiture ; nous avons acheté les numéros de ces revues ; et, quant à votre fragment de Ruth et Noémi, une de nos amies nous en a indiqué les principaux motifs sur le piano. Nous avons reconnu votre âme et votre esprit ; mais je conviens que, dans quelques paroles que vous nous dites au coin du feu, de même que dans quelques phrases que vous nous improvisez sur le piano, il y a encore plus que dans ces échantillons livrés à l’examen de tous. Oui, vous avez raison : vous avez l’instinct, le germe, le sentiment du beau et du vrai ; mais vous ne serez vous-même que dans quelques années, et cette gloire escomptée est une faveur pure qui vous rendrait ridicule si vous la preniez au sérieux.

— Pire que ridicule ! répondis-je ; elle me jetterait dans la honte du fiasco, à mon prochain essai.

— Je ne le crois pas, reprit Anicée ; vous ne ferez jamais rien de faux ni de vulgaire. Mais la nécessité de soutenir vos succès vous créerait une foule de préoccupations misérables qui vous empêcheraient de vous compléter. Puisque c’est votre avis, laissons dormir cette gloire. Si vous y tenez, vous serez toujours à temps de la ressaisir.

— Vous avez mis le doigt sur la plaie, lui dis-je, frappé de son bon jugement. Les hommes d’un talent médiocre commencent, comme moi, par d’heureux succès ; mais ils se laissent enivrer, et, livrant leur âme et leur temps au besoin de briller, ils oublient de vivre et avortent. Voyons, bonne mère, ajoutai-je en m’adressant à madame Marange, est-ce là ce que vous voulez de moi ?

— Dieu m’en préserve ! répondit-elle ; mais je ne vous en remercie pas moins d’avoir eu vos succès : ils aplanissent