Page:Sand - La Filleule.djvu/208

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son grand voyage, des lettres si bonnes ? Il m’a revue, et, dès le premier jour, j’ai senti que je ne lui plaisais plus ; qu’il me regardait avec curiosité, avec ironie, avec aversion !… Oui, c’est de la haine qu’il a pour moi maintenant !

Comment ai-je pu mériter cela, moi qui fais tous mes efforts pour corriger en moi ce qu’il blâme, moi qui renonce si courageusement à tous les amusements qui lui déplaisent ? Avant-hier encore, j’avais envie d’aller à l’Opéra. Nous n’y allons pas trois fois par an. Mamita y consentait. C’était pour entendre Guillaume Tell ! Il a dit qu’il valait mieux, à mon âge, entendre de la musique au Conservatoire, et surtout apprendre à lire soi-même, que de se brûler les yeux et de se blaser les oreilles au théâtre. J’avais envie de pleurer, j’aime tant le spectacle ! L’effort que je fais pour cacher le plaisir que j’y goûte me donne chaque fois la fièvre. Eh bien, je me suis soumise sans raisonner, j’ai renfoncé mes larmes, et il ne m’en a pas su le moindre gré. Ah ! je suis bien malheureuse !


Deux heures du matin.

Je pleure et je m’agite sans pouvoir dormir. J’aime autant me remettre à écrire que de me battre comme cela avec mes idées noires. Qu’est-ce que j’ai donc, mon Dieu ? et pourquoi suis-je si sensible à l’indifférence d’un homme qui, après tout, n’est pas mon père et n’est peut-être pas seulement mon tuteur ? Mon ami, mon protecteur véritable, c’est probablement ce duc qui est venu hier soir et qui paraît si bon. Il paraît aussi plus jeune, et il est certainement plus beau que M. Stéphen. J’ai fait tout mon possible pour lui plaire, et j’y ai réussi. Sa femme lui a dit en espagnol, avant qu’elle sût que j’entendais cette langue, qu’elle me trouvait jolie, jolie comme un démon ; il a répondu :