Page:Sand - La Filleule.djvu/23

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core pour moi les plus naturelles et les plus acceptables. Je travaillais donc machinalement, et, pour ainsi dire, d’instinct, comme on mange sans grand appétit, comme on marche sans but déterminé, comme on vit enfin sans songer à vivre.

Cependant Edmond Roque, qui venait me faire de rares mais de longues et sérieuses visites, exigeait que je misse de l’ordre dans mes études, et que, comme lui, je suivisse une méthode pour arriver du détail à l’ensemble. Cela m’eût été possible si ma mère eût vécu, si elle eût pu me dire ou m’écrire ce qu’elle désirait. Mais j’étais un pauvre être de sentiment, et mon intelligence si vantée ne se trouvait en réalité que la très-humble servante de mes affections. Les affections brisées, le cœur était vide, et l’esprit s’en allait à la dérive par un calme plat, flottant comme une embarcation qui n’a rien perdu de ses agrès, mais qui n’a ni passager à porter, ni pilote pour la conduire, et qui va où le flot voudra la faire échouer, la briser ou lui faire reprendre le courant.

Roque s’étonnait de cette situation morale. Il n’y comprenait absolument rien, et m’adressait de généreux et véhéments reproches.

— Que fais-tu là ? disait-il en examinant mes livres et mes notes. Quinze jours de philosophie, puis tout à coup des poëtes, de l’art, de la critique ! Des langues mortes, c’est bon ; mais, au bout de la semaine, de la musique, des sciences naturelles, mêlées d’économie politique et de sculpture ! Quel incroyable gâchis de facultés divines ! quelle désolante perte de temps et de puissance !

— Ne me disais-tu pas, lui répondais-je avec une langueur un peu moqueuse au fond, qu’il fallait apprendre, avant de mourir, tout ce qu’un homme peut savoir ?

— Mais tu as pris, s’écriait-il, le vrai moyen pour ne jamais rien savoir, c’est d’apprendre tout à la fois. Les connaissances se tiennent, j’en conviens, mais c’est en se suivant comme les