Page:Sand - La Filleule.djvu/234

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duc, si jaloux jusqu’à ce jour de le cacher, en ait pris son parti avec tant d’abandon et de philosophie. A-t-il deviné la folle passion de sa fille, ou a-t-elle eu le courage de la lui révéler ? Est-ce un élan des entrailles amené par la détresse morale de ce pauvre être, ou bien une condescendance envers sa femme, dont l’engouement pour Morenita tient de l’extravagance ? Non, ce n’est rien de tout cela : c’est quelque chose qui me paraît absurde à croire, et que je suis forcé de constater. Morenita exerce une influence magnétique sur la plupart des êtres qui l’approchent. Elle attendrit, persuade et domine. Elle charme comme le basilic. Ma chère Anicée a subi ce prestige la première, et plus que tous les autres. Ma belle-mère n’y a résisté qu’à demi. Roque, à qui tout ce qui constitue la nature de cette enfant et de sa race entière est essentiellement antipathique, n’a jamais eu pour elle qu’indulgence et faiblesse. Clet, sans en rien dire et sans y céder, en est agité, je dirais amoureux, s’il pouvait l’être. Moi seul, je l’ai considérée avec autant de froideur et de clairvoyance que le vieux Schwartz. Oh ! je n’ai pas eu de mérite à la préserver d’elle-même en ce qui me concerne ; je ne sens pour elle que de la pitié dans le passé, dans le présent, dans l’avenir.

C’est son avenir surtout qui me semble déplorable : c’est celui d’une barque sans pilote et sans gouvernail. Un rouage essentiel, ou, pour mieux dire, le moteur principal manque à cette organisation charmante, anomalie fatale, richesse décevante et stérile.

Elle a sa force relative ; car elle a résisté à l’interrogatoire le plus ingénieux, le plus serré, le plus saisissant qu’ait jamais suggéré la tendresse d’une mère. Pauvre Anicée ! elle était stupéfaite de cette opiniâtreté. Jusqu’au dernier moment, elle a cru la vaincre. Quand la duchesse a monté dans sa voiture, Anicée était encore persuadée que Morenita allait se jeter dans son sein et refuser de la quitter.