Page:Sand - La Filleule.djvu/252

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Morenita, il ne sera pas embarrassé pour si peu. Allez donc le chercher ; ceci l’intéressera peut-être.

Et, changeant de place, elle se déroba aux investigations de son interlocuteur d’un air parfaitement naturel.

Quand Rosario eut fini ses trois couplets, il y eut un mouvement d’hésitation qu’on pouvait prendre pour un murmure d’encouragement. On parlait beaucoup de ce qu’on venait d’entendre : on n’applaudissait pas. Ceux qui étaient charmés se le disaient les uns aux autres ; ceux qui n’étaient qu’étonnés demandaient l’explication de cette chose insolite ; ceux qui n’avaient pas d’opinion, et c’est toujours le plus grand nombre, recommençaient à parler bourse, chemins de fer ou politique. Les graves Espagnols disaient aux questionneurs :

— Nous serions bien embarrassés de vous dire ce qu’il a chanté. Mais nous connaissons tous les sons de cette langue : c’est du gitano tout pur. Vraiment, ce n’est pas la peine de venir en France pour entendre cela. Cela court les rues chez nous. C’est absurde, c’est affreux, et l’on ne comprend pas que, dans une maison espagnole, on fasse chanter un bohémien après mademoiselle Grisi.

Cependant les artistes italiens, et tout ce qui se trouvait de gens de goût, de sentiment ou de science musicale dans l’auditoire, disaient :

— C’est du gitano si l’on veut, mais c’est de l’art, chanté ainsi. Cela peut rappeler des chants barbares écorchés dans les rues par des chanteurs inhabiles ; mais ce garçon-là en a découvert les vrais types, et il leur restitue de son chef tout ce que le temps et l’ignorance ont altéré, ou bien il nous les traduit avec une science qui n’étouffe pas l’originalité d’un génie tout empreint de la couleur originale. C’est un grand artiste qui ne sait peut-être rien, mais qui ne ressemble à rien, qui est magnifiquement doué, et qui remue le cœur et l’imagina-