Page:Sand - La Filleule.djvu/258

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les hommes ont la tête à l’envers pour la gitanilla qu’on dénigre. Laisse passer ce flot d’injures, petite sœur chérie : c’est ton véritable règne qui commence ! Est-ce qu’une véritable miss Hartwell, avec des yeux en coulisse et la bouche en cœur, baisant la main des vieilles guenons de cette race de singes, et mendiant leur pitié protectrice, ne serait pas bientôt reléguée au petit cercle et au mariage de raison avec un maître clerc de notaire ou quelque sous-secrétaire d’ambassade ? Allons donc ! Il faut être adorée par tous leurs princes de la terre. Ils croiront pouvoir te séduire ; mais, après qu’ils auront fait mille folies pour toi, tu leur diras : « Arrière, vieux chrétiens ! je n’aime que mon semblable, que mon ami… que mon frère ! »

L’idée de cette lutte effrayait Morenita ; mais celle d’une passion nouvelle, qu’elle croyait chaste et sainte dans son but, plaisait à son esprit exalté.

— Oui, oui, s’écria-t-elle en enlaçant étroitement ses mains crispées à celles de Rosario, toi seul, mon sang, mon âme, ma force, ma haine, mon refuge, mon secret ! Ne me quitte plus ou reviens bientôt. Je ne peux plus vivre sans être aimée exclusivement, et je sens que c’est ainsi que tu m’aimes !

On frappa à la porte.

— Venez, chère enfant, dit la voix de la duchesse ; votre père vous cherche ; il est inquiet de vous. Sortez avec moi, ne craignez rien.

Dans son trouble, Morenita ne remarqua pas la protection que semblait accorder la duchesse à son entrevue avec Rosario. Celui-ci la poussa hors de la chambre en lui disant :

— Ne t’inquiète pas de moi, je sortirai.

Et Morenita alla retrouver le duc sans voir ce que la duchesse était devenue après l’avoir avertie.

Le duc venait à sa fille avec plus de sollicitude que de courroux. Quand il la vit forte et audacieuse, il s’effraya davan-