Page:Sand - La Filleule.djvu/26

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La saison des vacances arriva. Je ne désirais point passer ces deux mois chez mon père ; mais je comptais aller le saluer pour lui témoigner ma déférence, et repartir. Il m’écrivit que ce serait du temps et de l’argent perdus. Je compris que la Michonne (c’était le nom de sa gouvernante) m’interdisait l’approche du foyer paternel. Cette situation n’était pas faite pour me donner du courage.

— Voilà, me dit Edmond Roque (le seul à qui je fisse confidence de mes chagrins domestiques), le résultat des entraînements du cœur. Tu dis que ton père est, malgré tout, bon et sensible : reconnais donc que c’est par l’abus de cette prétendue bonté et de cette sensibilité égoïste qu’il manque aux devoirs de la famille. Philosophe là-dessus, au lieu de t’en affecter. Pardonne, excuse, c’est fort bien ; mais préserve ton avenir d’une destinée semblable. Ne cultive pas en toi la pensée d’un amour idéal pour une créature mortelle ; on se fait, grâce à cette rêverie, un besoin d’intimité sublime qui n’aboutit qu’aux risibles déceptions de la vie réelle. Tu es poëte comme ta mère, mais tu es faible comme ton père, ne l’oublie pas, et prends garde de faire comme Pétrarque, pour qui Laure fut une abstraction, et qui finit par s’accommoder, dit-on, de la poésie de sa cuisinière.

Roque voulut m’emmener passer les vacances dans sa famille. Il avait de très-bons parents qui donnaient l’exemple de toutes les vertus domestiques dans une vie calme et froidement réglée. Ce milieu m’eût été salutaire, je le sentais. Mais la famille Roque demeurait à quelques lieues seulement de mon village, et il me sembla que mon séjour chez elle afficherait, pour mon pauvre père, la honte de mon exil. Je refusai, j’étais résigné à rester seul à Paris et à rêver, dans ma mansarde brûlante, la fraîcheur des ombrages de ma vallée.

Roque eut pitié de ma tranquillité d’âme.

— C’est de l’apathie, me dit-il. Je ne veux pas te laisser