Page:Sand - La Filleule.djvu/93

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Allemands s’appellent plus ou moins Schwartz, et je n’y pensais plus, quand Anicée dit à sa mère :

— Ah ! maman, c’est cruel de faire revenir ce pauvre vieux de la rue de l’Ouest jusqu’ici, pour une besogne qu’il ferait en cinq minutes, si vous le permettiez. Je sais bien que c’est ennuyeux d’entendre accorder un instrument, mais nous voilà en si petit comité ! Nous pouvons passer dans le petit salon et fermer les portes.

— Tu as raison, a dit madame Marange. Faites entrer ce bon Allemand.

— Il y a donc deux Schwartz dans ma rue ? pensais-je ; car à coup sûr, un homme du talent de mon professeur n’est pas facteur à trois francs la course.

Comme nous passions dans la pièce voisine, on a introduit Schwartz, le vrai Schwartz, l’homme de génie, mon ami, mon maître. Des larmes me sont venues aux yeux. Je suis rentré dans le salon, je lui ai serré les deux mains.

— Vous le connaissez donc ? a dit Anicée, qui était restée près du piano pour accueillir avec bonté le pauvre vieillard.

— Ne dites pas qui je suis, m’a dit Schwartz en allemand. Que voulez-vous ! la misère fait faire tant de choses !

La misère ! et je ne le savais pas ! Il manque de leçons et il ne me l’a jamais dit ! Il manque de pain, peut-être, et il me l’a caché avec un orgueil stoïque !

Je lui ai désobéi. J’ai dit à Anicée :

— Vous demandiez de la bonne musique pour vous remettre ; laissez-le accorder son piano, et priez-le d’en jouer.

— Oh ! je m’en doutais bien, a-t-elle répondu. Il y a comme cela tant de talents qui se cachent ou s’ignorent ! Eh bien, nous resterons au salon pendant qu’il donnera son accord, afin qu’il ne se sauve pas sans nous avoir charmés.

Madame Marange est rentrée au salon pour savoir ce qui nous y arrêtait. Elle ne quitte pas sa fille du regard ; c’est la