Page:Sand - La Filleule.djvu/94

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

première fois que sa présence m’a fait souffrir entre nous deux. Jamais je n’avais désiré de me trouver seul avec Anicée ; mais, ce soir, il me semblait qu’elle avait vu mon effroi, qu’elle devinait ma souffrance et qu’elle me parlerait de ce fatal départ pour m’en adoucir la pensée.

Sa mère, en apprenant que Schwartz était un grand musicien a compris sa situation.

— Eh bien, nous a-t-elle dit tout bas, demain il viendra donner des leçons ici. Ce sera un prétexte pour l’entendre souvent, et nous lui donnerons un louis par cachet. Priez-le de rester avec nous pour prendre le thé ; nous le ferons jouer ensuite ; et nous aurons l’air de nous décider à cause de son talent et non à cause de votre recommandation.

Clet s’était endormi sur le divan du petit salon ; nous l’y avons oublié. Le chevalier est venu ; madame Marange a chuchoté avec lui, et il s’est engagé à trouver, en moins de huit jours, deux autres élèves à mon pauvre ami. On a servi le thé. Schwartz avait fini son accord. Anicée lui a sucré elle-même sa tasse. Clet, qui se tue à fumer de l’opium parce que c’est la mode, ne s’est pas éveillé. Le chevalier, qui ne comprend rien à cette mode-là, avait envie de le jeter dans le jardin. C’est effrayant, ce que Schwartz a englouti de sandwiches. Je jure que le malheureux n’avait pas dîné ! Peut-être a-t-il été empêché devenir chercher ses trois francs à l’heure convenue, parce qu’il se sera trouvé mal en route.

Je n’ai rien dit de cela ; mais madame Marange, qui devine tout, m’a dit tout haut :

— Ce thé, c’est fade pour les jeunes gens. De mon temps, on servait, le soir, une galantine et une bouteille de vieux malaga.

— Ma mère a des idées merveilleuses, s’est écriée madame de Saule ; moi qui n’ai pas dîné ! monsieur Stéphen, à votre âge, on a toujours faim, venez me tenir compagnie, et vous