Page:Sand - La Filleule.djvu/95

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aussi, monsieur Schwartz, un peu de complaisance : c’est si triste de souper seule !

Nous avons passé dans la salle à manger. En un clin d’œil, tout était prêt. Mon pauvre Schwartz croyait rêver. On a eu soin de ne pas le regarder manger et boire. Seulement, madame Marange lui remplissait son assiette et son verre comme par distraction et en nous parlant de l’opéra nouveau et de la séance de la Chambre.

Quand nous sommes entrés au salon, Schwartz ne marchait pas très-droit. Il avait pourtant bu modérément, mais qui sait depuis combien de temps il ne boit que de l’eau !

Il avait l’œil en feu, et sa laideur n’était plus risible. Il s’est assis au piano en trébuchant et en s’écriant d’une voix pleine que je ne lui connaissais pas :

— À nous deux, mon petit, à présent !

Il s’adressait à l’instrument, dont il venait d’être le manœuvre, et dont il reprenait possession en maître. Il a été sublime. Anicée et sa mère ont été transportées. Ah ! comme Anicée a compris ! Elle prétend qu’elle n’est pas musicienne ! C’est possible : elle n’a besoin de rien savoir, puisqu’elle sent et devine toutes choses.

Clet s’est éveillé au tonnerre formidable qu’évoquait Schwartz sur le clavier ; il est entré comme un homme en somnambulisme. Il était vivement secoué par le grandiose impétueux du vieux maître. Il n’a pas voulu le dire, mais il n’a osé faire aucune réflexion dédaigneuse.

Schwartz, après avoir joué une heure, s’est levé malgré les réclamations. Il était dégrisé.

— En voilà assez, a-t-il dit : je vous ferais mal aux nerfs, car j’y ai mal moi-même. Je deviens bizarre, et je ne suis pas de ceux qui croient être beaux quand ils sont fous. Il faut boire un peu de l’eau pure de la source après tout ce malaga. Viens ici, toi, m’a-t-il dit en me tutoyant pour la première fois ;