Page:Sand - La Filleule.djvu/99

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qu’elle-même m’avait tendu les bras avec tant d’affection et m’avait placé si haut dans son estime ! Elle regardait donc comme impossible, au commencement, qu’Anicée me vît avec d’autres yeux que les siens ? Elle oubliait donc que sa fille ne pouvait pas m’aimer comme elle, d’une maternelle amitié !

De ce qu’Anicée avait neuf ou dix ans quand je vins au monde, en résultait-il que je fusse nécessairement, à vingt ans, un enfant à ses yeux ?

Et d’ailleurs, qu’importe de quel sentiment une femme nous aime, pourvu qu’elle nous aime quand nous l’adorons ? Je suis bien certain que, si madame Marange eût voulu prendre au sérieux les naïves et respectueuses adorations d’Edmond Roque, et qu’elle eût consenti à l’épouser, il eût été fier d’être son mari, et se fût trouvé, grâce à son caractère à lui, parfaitement heureux tout le reste de sa vie.

La nature a des lois imprescriptibles pour la généralité des êtres ; mais elle produit elle-même tant d’exceptions, elle donne à des enfants une âme si mûre, à des vieillards un esprit si ardent ou un cœur si naïf, elle ride de si jeunes fronts, elle respecte si longtemps de beaux visages, qu’on ne doit s’étonner de rien. À plus forte raison faut-il admettre que l’âge ne fait pas toute l’expérience, toute la sécurité, toute l’invulnérabilité de l’âme. Je ne me suis jamais senti d’un jour, d’une heure, plus jeune qu’Anicée ; elle a eu des cheveux blancs avant moi ; à présent, c’est moi qui en ai plus qu’elle ; elle savait lire sans doute avant que je fusse né ; moi, à dix ans, j’en savais plus qu’elle à vingt ; et, à vingt ans, j’étais un homme, et je voyais, je sentais en elle la simplicité, la candeur angélique, la sainte ignorance d’une jeune fille.

Anicée m’avait dit un mot qui me laissa, jusqu’au dernier moment, l’espérance de la suivre à Saule pour toute la saison. C’est ainsi que je l’entendais ; elle l’avait bien compris. La veille de leur départ sa mère me dit :