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ne l’eût été une crédulité aveugle aux oracles de la magie. Fatiguée de ce travail sans fruit, je résolus de suspendre mon jugement jusqu’à ce que la lumière se fit. Mais depuis ce temps je restai impressionnable, sujette aux vapeurs, malade d’esprit et profondément triste. Je ne ressentis pas plus vivement que je ne l’avais fait jusque-là la perte de mon ami ; mais le remords, que son généreux pardon avait assoupi en moi, vint me tourmenter continuellement. En exerçant sans entraves ma profession d’artiste, j’arrivai très-vite à me blaser sur les enivrements frivoles du succès ; et puis, dans ce pays où il me semble que l’esprit des hommes est sombre comme le climat…

— Et comme le despotisme, ajouta l’abbesse.

— Dans ce pays où je me sens assombrie et refroidie moi-même, je reconnus bientôt que je ne ferais pas les progrès que j’avais rêvés…

— Et quels progrès veux-tu donc faire ? Nous n’avons jamais entendu rien qui approchât de toi, et je ne crois pas qu’il existe dans l’univers une cantatrice plus parfaite. Je te dis ce que je pense, et ceci n’est pas un compliment à la Frédéric.

— Quand même Votre Altesse ne se tromperait pas, ce que j’ignore, ajouta Consuelo en souriant (car excepté la Romanina et la Tesi, je n’ai guère entendu d’autres cantatrices que moi), je pense qu’il y a toujours beaucoup à tenter et quelque chose à trouver au-delà de tout ce qui a été fait. Eh bien, cet idéal que j’avais porté en moi-même, j’eusse pu en approcher dans une vie d’action, de lutte, d’entreprise audacieuse, de sympathies partagées, d’enthousiasme en un mot ! Mais la régularité froide qui règne ici, l’ordre militaire établi jusque dans les coulisses des théâtres, la bienveillance calme et continuelle d’un public qui pense à ses affaires en nous