Page:Sand - La comtesse de Rudolstadt, 1re série.djvu/277

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
273

dévore depuis quatre ans, et qui est mon pain céleste, ma vie spirituelle, le livre et la vérité, le salut et la lumière de l’âme.

« — Et qui a fait ce livre ?

« — Lui, le cordonnier de Gorlitz, Jacques Bœhm ! »

« Ici nous fûmes interrompus par l’arrivée de madame Schwartz, que j’eus bien de la peine à empêcher de se précipiter sur son fils pour l’embrasser. Cette femme adore sa progéniture : que ses péchés lui soient remis ! Elle voulut lui parler ; mais Gottlieb ne l’entendit pas, et je pus, seule, le déterminer à retourner à son lit, où l’on m’a assuré ce matin qu’il avait paisiblement continué son sommeil. Il ne s’est aperçu de rien, quoique son étrange maladie et l’alerte de cette nuit fassent aujourd’hui la nouvelle de tout Spandaw.

« Me voilà rentrée dans ma cellule après quelques heures d’une demi-liberté bien douloureuse et bien agitée. Je ne désire pas d’en ressortir à pareil prix. Pourtant j’aurais pu m’échapper peut-être !… Je ne songerai plus qu’à cela maintenant que je me sens ici sous la main d’un scélérat, et menacée de dangers pires que la mort, pires qu’une éternelle souffrance. J’y vais penser sérieusement désormais, et qui sait ? j’y parviendrai peut-être ! On dit qu’une volonté persévérante vient à bout de tout. Ô mon Dieu, protégez-moi !

Le 5 mai. — « Depuis ces derniers événements, j’ai vécu assez tranquille. J’en suis venue à compter mes jours de repos comme des jours de bonheur, et à rendre grâces à Dieu, comme dans la prospérité on le remercie pour des années écoulées sans désastre. Il est certain qu’il faut connaître le malheur pour sortir de cette ingratitude apathique où l’on vit ordinairement. Je me reproche aujourd’hui d’avoir laissé passer tant de beaux jours de mon insouciante jeunesse sans en sentir le prix et sans