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qui m’a paru doux et humain la seule fois que je l’ai vu… Gottlieb, d’ailleurs, sera prompt à me rendre ce service, et, sans lui rien expliquer, je me suis déjà concertée avec lui à cet effet. Il est tout prêt à porter une lettre que je tiens prête aussi. Mais j’hésite à demander secours avant le péril ; car mon ennemi, s’il cesse de me tourmenter, pourrait tourner en plaisanterie une déclaration que j’aurais eu la pruderie ridicule de prendre au sérieux. Quoi qu’il en soit, je ne dors que d’un œil, et j’exerce mes forces musculaires pour un pugilat, s’il en est besoin. Je soulève mes meubles, je raidis mes bras contre les barreaux de fer de ma fenêtre, j’endurcis mes mains en frappant contre les murailles. Quiconque me verrait faire ces exercices me croirait folle ou désespérée. Je m’y livre pourtant avec le plus triste sang-froid, et j’ai découvert que ma force physique était bien plus grande que je ne le supposais. Dans l’état de sécurité où la vie ordinaire s’écoule, nous n’interrogeons pas nos moyens de défense, nous ne les connaissons pas. En me sentant forte, je me sens devenir brave, et ma confiance en Dieu s’accroît de mes efforts pour seconder sa protection. Je me rappelle souvent ces beaux vers que le Porpora m’a dit avoir lus sur les murs d’un cachot de l’inquisition à Venise :

Di che mi fido, mi guarda Iddio ;
Di che non mi fido, mi guardero io[1].

Plus heureuse que l’infortuné qui traça cette sombre invocation, je puis, du moins, me fier sans restriction à la chasteté et au dévouement de ce pauvre exalté de Gottlieb. Ses accès de somnambulisme n’ont pas reparu ; sa mère le surveille d’ailleurs assidûment. Dans le jour,

  1. Que Dieu me préserve de ceux auxquels je me fie !

    Je me garderai, moi, de ceux dont je me méfie. »