Page:Sand - La comtesse de Rudolstadt, 1re série.djvu/331

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
327

enfuie de Spandaw (ce qui, en vérité, ne me paraît presque plus rien au prix de ce qui m’occupe maintenant), il faut que je te dise… comment te le dirais-je ?… je ne le sais pas moi-même. Est-ce un rêve que j’ai fait ? Je sens pourtant que ma tête brûle et que mon cœur tressaille, comme s’il voulait s’élancer hors de moi et se perdre dans une autre âme… Tiens, je te le dirai tout simplement, car tout est dans ce mot, mon cher ami, mon bon camarade : j’aime !

« J’aime un inconnu, un homme dont je n’ai pas vu la figure et dont je n’ai pas entendu la voix. Tu vas dire que je suis folle, tu auras bien raison : l’amour n’est-il pas une folie sérieuse ? Écoute, Joseph, et ne doute pas de mon bonheur, qui surpasse toutes les illusions de mon premier amour de Venise, un bonheur si enivrant qu’il m’empêche de sentir la honte de l’avoir si vite et si follement accepté, la crainte d’avoir mal placé mon affection, celle même de ne pas être payée de retour… Oh ! c’est que je suis aimée, je le sens si bien !… Sois certain que je ne me trompe pas, et que j’aime, cette fois, véritablement, oserai-je dire éperdument ? Pourquoi non ? l’amour nous vient de Dieu. Il ne dépend pas de nous de l’allumer dans notre sein, comme nous allumerions un flambeau sur l’autel. Tous mes efforts pour aimer Albert (celui dont je ne trace plus le nom qu’en tremblant !) n’avaient pas réussi à faire éclore cette flamme ardente et sacrée ; depuis que je l’ai perdu, j’ai aimé son souvenir plus que je n’avais aimé sa personne. Qui sait de quelle manière je pourrais l’aimer, s’il m’était rendu ?… »

À peine Consuelo eut-elle tracé ces derniers mots, qu’elle les effaça, pas assez peut-être pour qu’on ne pût les lire encore, mais assez pour se soustraire à l’effroi de les avoir eus dans la pensée. Elle était vivement excitée ; et la vérité de son inspiration amoureuse se trahissait,