Page:Sand - La comtesse de Rudolstadt, 2e série.djvu/328

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
324

tait plus, et pressait le poëte de questions impérieuses.

« Tu m’as peint le royaume de Dieu sur la terre, lui disait-il en secouant sa main refroidie ; mais Jésus a dit : « Mon royaume n’est pas encore de ce temps-ci ; » il y a dix-sept siècles que l’humanité attend en vain la réalisation de ses promesses. Je ne me suis pas élevé à la même hauteur que toi dans la contemplation de l’éternité. Le temps te présente comme à Dieu même, le spectacle ou l’idée d’une activité permanente, dont toutes les phases répondent à toute heure à ton sentiment exalté. Quant à moi, je vis plus près de la terre ; je compte les siècles et les années. Je veux lire dans ma propre vie. Dis-moi, prophète, ce que j’ai à faire dans cette phase où tu me vois, ce que ta parole aura produit en moi, et ce qu’elle produira par moi dans le siècle qui s’élève. Je ne veux pas y avoir passé en vain.

— Que t’importe ce que j’en puis savoir ? répondit le poëte ; nul ne vit en vain ; rien n’est perdu. Aucun de nous n’est inutile. Laisse-moi détourner mes regards de ce détail, qui attriste le cœur et rétrécit l’esprit. La fatigue m’accable d’y avoir songé un instant.

— Révélateur, tu n’as pas le droit de céder à cet accablement, reprenait Spartacus avec énergie, en s’efforçant de communiquer le feu de son regard au regard vague et déjà rêveur du poëte. Si tu détournes ta vue du spectacle des misères humaines, tu n’es pas l’homme véritable, l’homme complet dont un ancien a dit : Homo sum et nihil humani a me alienum puto. Non, tu n’aimes pas les hommes, tu n’es pas leur frère, si tu ne t’intéresses pas aux maux qu’ils souffrent à chaque heure de l’éternité, et si tu n’en cherches pas le remède à la hâte dans l’application de ton idéal. Ô malheureux artiste ! qui ne sent pas une fièvre dévorante le consumer dans cette recherche terrible et délicieuse !