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— Il est vrai. Je ne devrais songer qu’à me réjouir de vous avoir retrouvé dans ce parc immense, ou plutôt dans cette forêt, où j’avais si bien perdu mon chemin, que, sans vous, je me serais jeté dans quelque pittoresque ravin ou noyé dans quelque limpide torrent. Sommes-nous loin du château ?

— À plus d’un quart de lieue. Séchez donc vos habits pendant que le vent sèche les sentiers du parc, et nous nous remettrons en route.

— Ce vieux château me plaît moins que le nouveau, je vous le confesse, et je conçois fort bien qu’on l’ait abandonné aux orfraies. Pourtant, je me sens heureux de m’y trouver seul avec vous à cette heure, et par cette soirée lugubre. Cela me rappelle notre première rencontre dans les ruines d’une antique abbaye de la Silésie, mon initiation, les serments que j’ai prononcés entre vos mains, vous, mon juge, mon examinateur et maître alors, mon frère et mon ami aujourd’hui ! cher Albert ! quelles étranges et funestes vicissitudes ont passé depuis sur nos têtes ! Morts tous deux à nos familles, à nos patries, à nos amours peut-être !… qu’allons-nous devenir, et quelle sera désormais notre vie parmi les hommes ?

— La tienne peut encore être entourée d’éclat et remplie d’enivrements, mon cher Trenck ! La domination du tyran qui te hait a des limites, grâces à Dieu, sur le sol de l’Europe.

— Mais ma maîtresse, Albert ? sera-t-il possible que ma maîtresse me reste éternellement et inutilement fidèle ?

— Tu ne devrais pas le désirer, ami ; mais il n’est que trop certain que sa passion sera aussi durable que son malheur.

— Parlez-moi donc d’elle, Albert ! Plus heureux