Page:Sand - La dernière Aldini. Simon.djvu/14

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

volent en éclats, les tables et les sièges sont brisés, et souvent le cupido, prêt à devenir victime de l’enthousiasme excité par lui, est forcé de s’enfuir, tandis que les dilettanti se répandent dans la campagne à la poursuite d’un ravisseur imaginaire aux cris d’amazza ! amazza ! tue le monstre ! tue le coquin ! à mort le brigand ! bravo, Astolphe ! courage, bon compagnon ! avance ! avance ! tue ! tue ! C’est ainsi que les Chioggiotes, ivres de fumée de tabac, de vin et de poésie, remontent sur leurs barques et déclament aux flots et aux vents les fragments rompus de ces épopées délirantes.

J’étais le moins bruyant et le plus attentif de ces dilettanti. Comme j’étais fort assidu aux séances, et que j’en sortais toujours silencieux et pensif, mes parents en concluaient que j’étais un enfant docile et borné, à la fois désireux et incapable d’apprendre les beaux-arts. On trouvait ma voix agréable ; mais, comme j’avais en moi le sentiment d’une accentuation plus pure et d’une déclamation moins forcenée que celle des cupidons et de leurs imitateurs, on décréta que j’étais, comme chanteur aussi bien que comme barcarolle, bon pour la ville, retournant ainsi votre locution française à propos de choses de peu de valeur, — bon pour la campagne.

Je vous ai promis le récit de deux épisodes, et non celui de ma vie ; je ne vous dirai donc pas le détail de toutes les souffrances par lesquelles je passai pour arriver, moyennant le régime du riz à l’eau et des coups de rame sur les épaules, à l’âge de quinze ans et à un très médiocre talent de gondolier. Le seul plaisir que j’eusse, c’était celui d’entendre passer les sérénades ; et, quand j’avais un instant de loisir, je m’échappais pour chercher et suivre les musiciens dans tous les coins de la ville. Ce plaisir était si vif que, s’il ne m’empêchait point de regretter la maison paternelle, il m’eût empêché du moins