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Page:Sand - La dernière Aldini. Simon.djvu/55

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j’aurais bien autant de patriotisme et de courage que tous ces nobles aristocrates. Il ne me paraissait ni si étrange ni si méritoire de faire de grandes choses quand on avait la richesse et la puissance, et je me dis que le métier de grand seigneur ne devait pas être bien difficile. — Mais à l’époque où je me trouvais, nous n’avions plus, nous ne devions plus et nous ne pouvions plus avoir de guerre. La république n’était plus qu’un vain mot, sa force n’était qu’une ombre, et ses patriciens énervés n’avaient de grandeur que celle de leur nom. Il était d’autant plus difficile de s’élever jusqu’à eux dans leur opinion qu’il était plus aisé de les surpasser en réalité. Entrer en lutte avec leurs préjugés et leurs dédains, c’était donc une tâche indigne d’un homme, et les plébéiens avaient bien raison de mépriser ceux d’entre eux qui croyaient s’élever en recherchant la société et en copiant les ridicules des nobles.

Ces réflexions me vinrent d’abord confusément, puis elles se firent jour, et je m’aperçus que je pensais, comme je m’étais aperçu un beau matin que je pouvais chanter. Je commençai à me rendre compte de la répugnance que j’éprouvais à sortir de ma condition pour me donner en spectacle à la société comme un vaniteux et un ambitieux, et je me promis d’ensevelir dans le mystère mes amours avec Bianca.

En proie à ces réflexions, je me promenais le long de la galerie, et je regardais avec fierté cette orgueilleuse lignée à laquelle un enfant du peuple, un bacarolle de Chioggia, dédaignait de succéder. Je me sentais joyeux ; je songeais à mon vieux père, et, au souvenir de la maison paternelle, longtemps oubliée et négligée, mes yeux s’humectaient de larmes. Je me trouvai au bout de la galerie, face à face avec le portrait de messer Torquato, et pour la première fois, je le toisai hardiment de la tête aux pieds.