Page:Sand - Le Château des désertes - Les Mississipiens, Lévy, 1877.djvu/19

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l’émulation eût pu se changer fort aisément en aversion et en jalousie.

Je travaillai donc pour mon propre compte, et je pus me livrer sans anxiété et sans amour-propre maladif au plaisir que je trouvais naturellement à m’instruire. Entouré d’artistes et de gens du monde, mon choix se fit tout aussi naturellement. Je me sentais artiste, et, si j’eusse été maltraité par ceux qui ne l’étaient pas, je me serais élancé dans la carrière avec une sorte d’âpreté chagrine et hautaine. Il n’en fut rien. Tous les amis de ma mère m’encourageaient de leur bienveillance, et moi, ne me sentant blessé nulle part, j’entrai dans la voie qui me parut la mienne avec le calme et la sérénité d’une âme qui prend librement possession de son domaine.

Je portai dans l’étude de la peinture toutes les facultés qui étaient en moi, sans fièvre, sans irritation, sans impatience. À vingt-cinq ans seulement, je me sentis arrivé au premier degré de développement de ma force, et je n’eus pas lieu de regretter mes tâtonnements.

Ma mère n’était plus ; elle m’avait oublié dans son testament, mais elle était morte en me faisant écrire un billet fort gracieux pour me féliciter de mes premiers succès, et en donnant une signature à son banquier pour payer les premières dettes de mon frère. Elle avait fait autant pour moi que pour lui, puisqu’elle nous avait mis tous les deux à même de devenir des hommes. J’étais arrivé au but le premier ; je ne dépendais plus que de mon courage et de mon intelligence. Mon frère dépendait de sa fortune et de ses habitudes ; je n’eusse pas changé son sort contre le mien.

Depuis quelques années, je ne voyais plus ma mère que rarement. Je lui écrivais à d’assez longs intervalles. Il m’en coûtait de l’appeler, conformément à ses pres-