Page:Sand - Le Château des désertes - Les Mississipiens, Lévy, 1877.djvu/79

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ses petits chevaux, qui étaient jeunes et fringants, grattaient le pavé. Je ne bougeais pas. Je n’avais pas la force de me dire que je ne partirais point ; je me disais avec une certaine satisfaction puérile que je n’étais pas encore parti.

Enfin le voiturin vint frapper en personne à ma porte. Je vois encore sa casquette de loutre et sa casaque de molleton. Il avait une bonne figure à la fois mécontente et amicale. C’était un ancien militaire, irrité de mon inexactitude, mais soumis à l’idée de subordination. « Eh ! mon cher monsieur, les jours sont si courts dans cette saison ! la route est si mauvaise ! Si la nuit nous prend dans les montagnes, que ferons-nous ? Il y a une grande heure que je suis à vos ordres, et mes petits chevaux ne demandent qu’à courir pour votre service. » Ce fut là toute sa plainte.— « C’est juste, ami, lui dis-je, monte sur ton siége, me voilà ! »

Il sortit ; je me disposai à en faire autant. Un papier qui voltigeait sur le plancher arrêta mes regards. Je le ramassai : c’était un feuillet détaché de mon album. Je reconnus la composition que j’avais esquissée dans la nuit où Célio m’avait ramené à ma demeure, à Vienne, après son fiasco. Je revis le bon et le mauvais ange, distraits tous deux de moi par un malin personnage qui avait la tournure et le costume de théâtre de Célio. Je me reportai à cette nuit d’insomnie où la duchesse m’était apparue si vaine et si perfide, la Boccaferri si pure et si grande.

LE CHÂTEAU DES DÉSERTES.

Je ne sais quelle réaction se fit en moi. Je courus vers la porte ; j’ordonnai au vetturino de dételer et de s’en aller. Je rentrai ; je respirai ; je mis mon album sur une table comme pour reprendre possession de mon atelier, de mon travail et de ma liberté ; puis l’effroi de la solitude me saisit. Ces grandes murailles nues d’un atelier