Page:Sand - Le Dernier Amour, 1882.djvu/40

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venait me chercher. Sa bonté et son amitié m’ont sauvée. Il m’a aidée à me remettre, il m’a amenée ici. Notre père s’est brouillé avec lui parce qu’il me pardonnait. Sa fiancée, qui attendait son retour, a déclaré qu’elle n’épouserait pas le frère complaisant d’une fille perdue, et que, si je restais au pays, elle se marierait avec le rival de Jean. Jean m’a caché tout cela ; il m’a gardée et soignée deux ans, car j’étais si faible et si malade encore, que je n’étais bonne à rien. Il n’a pas reçu la bénédiction de son père mourant, il ne s’est pas marié, il a été mal vu de tous ses voisins, il passe encore pour une mauvaise tête et pour un homme sans religion, tout cela à cause de moi. Que voulez-vous ! ils sont comme cela dans ce pays de dévots. Catholiques et protestants font assaut d’intolérance. Je suis donc une fille perdue et sans avenir, et j’ai perdu aussi l’avenir de mon frère. Nous étions pourtant assez riches pour trouver, lui une femme, et moi un mari ; mais il eût fallu descendre trop bas, notre orgueil s’y est refusé. Ce qui a sauvé mon frère de l’ennui et du chagrin, c’est justement ce qui vous paraît devoir le perdre, c’est son goût pour les entreprises. Il aurait certainement fait les grandes choses qu’il rêve, s’il était plus instruit et plus patient. Il sait ce qui lui manque, il en souffre. Il sait qu’il a des idées, mais qu’elles se tiennent mal. Moi, j’ai plus de tête, mais je ne sais pas inventer, et, voyant que ses inventions ne valent rien, je le contrarie sans l’éclairer. Nous nous disputons ; je ne le