Page:Sand - Le Dernier Amour, 1882.djvu/72

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le lui apprendre, elle était plus étonnée que lui, et, à la fin de mes vains discours, elle disait :

— Tout cela est au-dessus de moi. Les hommes ne m’ont fait que du mal, je ne peux pas les bénir et les aimer, et je ne sens aucun besoin de les servir. Qu’ils deviennent ce qu’ils voudront, je leur donnerais ma vie, qu’ils ne m’en sauraient aucun gré. Je crois que personne ne sert le progrès de bonne foi. C’est un grand mot que l’on a inventé pour couvrir l’ambition personnelle et faire passer un vice pour une vertu. Pourtant… ne vous fâchez pas contre moi, monsieur Sylvestre ! je suis sûre que vous êtes sincère, vous ! vous croyez à ce que vous dites, vous avez le cœur grand, vous avez besoin d’aimer, et peut-être n’avez-vous rencontré personne qui fût digne de votre amitié : alors, vous vous êtes mis à aimer tout le monde. Je voudrais être comme vous, cela me ferait oublier que tout le monde est injuste et mauvais ; mais je ne peux pas perdre la mémoire, c’est pourquoi je ne m’attache qu’à ceux à qui je me dois, et je les aime en égoïste, en oubliant pour eux tout le reste et moi-même : c’est ma manière d’aimer. Je sais qu’elle ne vaut rien ; mais vous ferez un grand miracle, si vous me changez.

En février, les eaux furent terribles, elles entassèrent une montagne de pierres en amont de la presqu’île ; mais notre barrage ne céda pas, et les galets s’écoulèrent de côté sans couvrir notre terrain. Dans sa joie, Jean me dit :