Page:Sand - Le Marquis de Villemer.djvu/24

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avec passion. Aimante, elle avait ouvert son âme à un commencement de confiance et de sympathie ; mais la tristesse mystérieuse et la maladie croissante de son père l’avaient bien vite préoccupée trop vivement pour qu’elle se permît de rêver beaucoup à son propre bonheur. L’amour d’une noble jeune fille est une fleur qui s’épanouit au soleil de l’espérance ; mais tout espoir personnel fut voilé pour Caroline quand elle sentit s’échapper rapidement la vie de son père. Elle ne vit plus dans son fiancé qu’un ami qui acceptait la tâche de pleurer avec elle. Elle eut pour lui de la reconnaissance et de l’estime ; mais la douleur s’opposa à l’enivrement et à l’enthousiasme. La passion n’eut pas le temps d’éclore.

Elle fut donc plutôt blessée que brisée par l’abandon. Elle aimait tant son père, et elle le regretta si profondément, que la perte de son propre avenir ne lui parut qu’une douleur secondaire. Elle ne témoigna aucun dépit, mais elle fut sensible à l’injure, et, bien qu’elle ne s’en fût vengée que par l’oubli, elle conserva contre les hommes un certain ressentiment vague qui la préserva de croire à l’amour et d’écouter les flatteries adressées à sa beauté jusqu’à l’âge où nous la trouvons maintenant, guérie, vaillante, et se croyant de bonne foi à l’abri de toute séduction.

Il n’est pas nécessaire de raconter comment se passèrent les années que nous venons de lui faire franchir. Tout le monde sait que la perte d’une fortune petite ou grande n’est pas un fait visiblement accompli