Page:Sand - Le Péché de Monsieur Antoine, Pauline, L’Orco, Calman-Lévy, 18xx, tome 1.djvu/165

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Voilà, voilà ! dit M. Cardonnet en haussant les épaules ; voilà l’utopie du frère Émile, frère morave, quaker, néo-chrétien, néo-platonicien, que sais-je ? C’est superbe, mais c’est absurde.

— Eh bien, dites donc pourquoi, mon père ; car vous prononcez toujours la sentence sans la motiver.

— Parce que, mêlant tes utopies de socialiste à tes spéculations creuses de savant, tu aurais versé des trésors sur la pierre, tu n’aurais fait pousser ni froment sur le sol stérile, ni hommes capables de vivre en frères sur la terre commune. Tu aurais dépensé follement d’une main ce que j’aurais amassé de l’autre ; et à quarante ans, épuisé de fantaisies, à bout de génie et de confiance, dégoûté de l’imbécillité ou de la perversité de tes disciples, fou peut-être, car c’est ainsi que finissent les âmes sensibles et romanesques, lorsqu’elles veulent appliquer leurs rêves, tu me serais revenu accablé de ton impuissance, irrité contre l’humanité, et trop vieux pour reprendre le bon chemin. Au lieu que, si tu m’écoutes et me suis, nous marcherons ensemble sur une route droite et sûre, et avant qu’il soit dix ans, nous aurons fait une fortune dont je n’ose te dire le chiffre, tu n’y croirais pas.

— Admettons que ce ne soit pas un rêve, aussi, mon père, et peu m’importe jusqu’à présent ; que ferons-nous de cette fortune ?

— Tout ce que tu voudras, tout le bien que tu rêveras alors ; car je ne suis pas inquiet pour la raison et la prudence, si tu laisses venir l’expérience de la vie, et mûrir paisiblement ta cervelle.

— Eh quoi ! nous ferons le bien ? oui, c’est de cela qu’il faut me parler, mon père, et je suis tout oreilles ! Quel sera ce bonheur dont nous doterons les hommes ?

— Tu le demandes ! Quel mystère divin cherches-tu donc ailleurs que dans les choses humaines ? Nous aurons